Chapitre 56

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TW crise d'hyperphagie

Rosa s'est vite habituée à son nouvel appartement. En deux semaines à peine, elle n'aurait pas cru réussir à s'y sentir autant en sécurité. Les premières nuits, son sommeil a été chaotique. Elle sursautait au moindre bruit. Des séquelles des actes pervers de son ancien propriétaire. Maintenant, elle n'y prêtait plus attention et sursautait moins.

Ce soir-là, il était prévu qu'Aras ne se rende pas chez elle. Il avait une réunion qui risquait de s'éterniser et ne souhaitait pas tenir Rosa éveillée. Alors elle allait préparer son repas et manger seule. Plus l'heure du dîner approchait, plus elle se sentait anxieuse. Elle avait sorti les ingrédients pour préparer des pâtes aux oignons, recette imposée par Aras, et résista à l'envie de jeter la brique de crème fraîche sans l'utiliser. Un aliment interdit. Son portable vibra sur le comptoir, lui offrant une distraction bien venue. Un message d'Aras.

"Ça va ?"

"À peu près. Je commence à peine."

"Mets la musique et allumes la bougie."

Rosa sourit et alla reconstituer l'ambiance de la dernière fois. C'est vrai que la cuisine lui paraissait moins effrayante comme ça.

Sa soirée solitaire se passa tranquillement. Elle prit même du plaisir à manger son plat. La musique douce lui donnait l'impression d'être en rencard avec elle-même. Elle se sentait importante.

Son portable vibra à nouveau alors qu'elle finissait de débarrasser la table. Elle avait raté un appel. Mais à sa grande surprise, ce n'était pas Aras. Ni Anys. C'était sa mère. Prise d'effroi, elle jeta le téléphone sur le comptoir dans un bruit sourd. Aussitôt, sa respiration se fit sifflante. Qu'est-ce qu'elle lui voulait ? Elle n'avait plus eu de nouvelles depuis qu'elle avait vu ses parents à la soirée d'Aras. Ce souvenir lui arracha un frisson. Et si c'était pour lui parler de Sébastien ? Elle était déjà au courant de son suicide par le docteur Perret. Mais peut-être sa mère ne le savait-elle pas et jugeait que son suicide la concernait ? Pourtant, elle n'en avait rien à carrer. Ce connard méritait de crever.

Les jambes flageollantes, elle s'appuya fébrilement contre le mur. Une goutte de sueur coula sur son front. Ses parents adoraient Sébastien. Oui, sa mort avait dû bien plus les attrister qu'elle. Rien à foutre de leur tristesse.

La crise d'angoisse était imminente. Elle devait reprendre le contrôle. Et vite.

Ses yeux se posèrent sur le fond de pâtes. Délicieuses, elles lui faisaient soudain très envie. Poussée par un besoin incontrôlable et irréfléchi, elle attrapa le saladier et engouffra une énorme bouchée. C'était bon. La culpabilité lui dévorait les entrailles. Délicieux. Elle regrettait déjà amèrement. C'était bon et mal. Nulle. Sans volonté. Grosse. Dégueulasse.

Les larmes coulaient sur ses joues et son estomac la faisait souffrir d'avoir avalé une si grande quantité en si peu de temps. C'était pas assez. Elle savait qu'Aras avait acheté une tablette de chocolat. Compulsivement, elle déchira l'emballage et croqua à même la tablette. Avant, elle adorait le chocolat. Là, elle n'en sentait même pas le goût. Elle s'en était privée si longtemps. Que du plaisir.

Quelques minutes après, il n'en restait plus une miette. Quelle honte. Incapable de garder le contrôle. Son ventre émit un gargouillis douloureux. Elle allait être malade. Mais ce qui la choqua bien plus était son ventre qui ressortait. Non, non, non ! Il n'était plus creux. Assaillie d'un dégoût sans nom, elle se précipita aux toilettes. Elle devait rectifier ça. Il le fallait... Sans hésiter, elle enfonça profondément ses doigts au fond de sa gorge. Dans un bruit dégoûtant, elle vomit tout ce qu'elle avait ingurgité les dix dernières minutes. Jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien. Épuisée et essoufflée, elle s'allongea sur le sol des toilettes.

"Tu as bien fait", crut-elle entendre cette voix qui hantait encore ses cauchemars.

- Tais-toi, tais-toi... murmura Rosa en se plaquant les oreilles de ses mains. Comment ça se fait que même mort tu continues à me tuer ?

Comme un automate, elle se dirigea vers la salle de bain pour se laver les dents. Puis rangea le bazar laissé dans la cuisine. Elle jeta l'emballage du chocolat dans la poubelle et le recouvrit d'autres emballages, incapable de supporter sa vue. Elle avait déconné. La honte l'accablait et l'envie de s'arracher la peau des avant-bras avec. Il lui fallait de l'aide.

Elle saisit son portable et tapa un message qu'elle envoya très rapidement avant de changer d'avis.

"Aras. Ça va pas trop. J'ai fait une crise."

La tête entre ses genoux, elle sentait les larmes se remettre à couler. Pourtant, même au comble du désespoir, elle sentait le caractère exceptionnel de la situation : c'était la première fois qu'elle demandait explicitement de l'aide face à une crise. Peut-être parviendrait-t-elle à s'en réjouir quand ça ira mieux. La réponse arrive quelques minutes plus tard.

"J'arrive dans vingt minutes. Ne bouge pas. Est-ce que tu as besoin qu'on s'appelle d'ici-là ?"

"Non, je peux attendre."

"D'accord, préviens si ça va pas."

Elle n'avait même pas la force de répondre à ce dernier message. Mais l'icône d'un message vocal de sa mère attira son attention. Elle ne devrait sans doute pas l'écouter maintenant. Mais si elle l'écoutait en présence d'Aras et que sa mère disait des choses dont elle ne voulait pas qu'il soit au courant ? Poussée par la curiosité et l'anxiété, elle se rendit sur sa messagerie. Au point où elle en était...

"Bonsoir ma chérie", résonna la voix dure de sa mère. "Je t'appelle car nous souhaiterions que tu viennes dîner chez nous la semaine prochaine. Vendredi à vingt heures, c'est le seul jour où ton père est disponible. Confirme-moi ta venue d'ici mercredi. Au revoir."

Bref et sans fioritures, comme elle s'en doutait. Finalement, ce n'était pas pour lui parler de Sébastien. Mais qu'est-ce que cette invitation signifiait ? Moins ils se voyaient, mieux ses parents se portaient. Qu'est-ce qui leur prend ? "Ma chérie" ? Il lui faudra réfléchir à tout ça à tête reposée.

Éreintée, elle se traîna jusqu'à son lit et se roula en boule sous les couvertures. L'envie de saisir une lame persistait et devenait de plus en plus forte. Elle voulait juste cesser de ressentir. Mais Aras allait arriver d'ici peu et c'était inenvisageable qu'il la trouve en train de se faire du mal. Cette perspective l'aida à repousser ses pulsions, minute après minute.

Elle ne réagit pas en entendant la porte d'entrée claquer. Mais quand elle sentit la chaleur de son corps et l'odeur de son parfum derrière son dos, sa forteresse s'écroula. Elle se retourna et vint se blottir contre son torse. Sans attendre, il l'entoura de ses bras.

EffervescenceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant