A peine entrés, Aras avait proposé à la jeune femme de regarder un film. Ainsi, Rosa s'était retrouvée sur son confortable canapé devant "Avatar". Quand elle lui avait avoué ne jamais avoir vu ce chef-d'oeuvre du fantastique, il avait décrété qu'il s'agissait d'un crime contre l'humanité. Son objectif était de parvenir à la distraire et il avait plus ou moins réussi. Absorbée par les images, Rosa avait pu oublier durant deux heures son horrible nuit.
L'homme était resté à ses côtés au long du film, observant de temps à autre son expression. Elle était moins apprêtée que d'ordinaire. Sa longue tresse habituelle n'avait pas été refaite depuis la veille, son tee-shirt large à manche longue était froissé. Elle avait ramené ses jambes contre elle. Sa maigreur ressortait toujours quand elle se mettait dans cette position, surtout au niveau de ses genoux. Et même ainsi, son charme naturel était mis en valeur.
Au fond, il savait qu'un film pouvait être bien dérisoire quand on cherchait à réellement changer les idées de quelqu'un. Mais en voyant un demi sourire apparaître sur son visage au dénouement, il décréta qu'il pouvait la laisser seule au salon pendant qu'il préparait le déjeuner. Elle n'avait pas mangé dans la matinée malgré ses propositions alors il serait intraitable pour ce midi.
A la fin du film, elle éteint la télévision et se laissa guider par une bonne odeur de nourriture jusqu'à la cuisine. Elle jeta un œil par-dessus son épaule pour voir ce qui mijotait dans la casserole.
-Je peux savoir ce que signifie cette grimace ? demanda-t-il en voyant la mine de dégoût sur le visage de Rosa.
-Excusez-moi, c'est juste que... Des spaghettis bolognaise, c'est très...
Elle avala difficilement sa salive sans parvenir à achever sa phrase. Aras se chargea de dire le mot qui fâche.
-Calorique ? C'était mon objectif. Et je peux vous assurer que je ne vous laisserai pas filer temps que vous n'aurez pas mangé.
-Vous n'auriez pas plutôt de la salade ou des fruits ? Ou même des yaourts ? demanda-t-elle contrariée.
-Désolé, tout a servi à nourrir les pigeons qui squattent le trottoir d'en face.
Rosa ouvrit de grands yeux avant de se précipiter pour ouvrir le frigidaire ainsi que les placards. Tout était vide.
-Que... Mais ?
L'homme éclata de rire devant sa mine déconfite. L'instant d'après, elle grommelait des insultes à voix basse en comprenant qu'il avait dû cacher tous les aliments potentiellement intéressants pour se complaire dans sa maladie. Car il avait bien compris qu'elle était en train de rechuter. Elle s'assit rageusement sur sa chaise, les bras croisés.
Aras manqua de rire en voyant qu'elle boudait comme une enfant qui veut une sucette dans un supermarché. Sauf que cette fois-ci, il était face à une adulte, qui au contraire boudait pour ne pas avoir à manger. Mais la situation ne prêtait malheureusement pas à rire. Dans ses yeux gris brillait une lueur d'angoisse au milieu de la colère. Elle fixait le plat de pâtes comme s'il était son pire ennemi. Il lui servit une portion ridicule, espérant ainsi qu'elle la finirait. C'était la première fois qu'il lui donnait à manger autre chose que des légumes.
La jeune femme se sentait pâlir. Sa main tremblait bien trop pour parvenir à enrouler l'aliment autour de sa fourchette. Elle avait pu échapper au petit-déjeuner mais ne pourrait résister à ces fichues pâtes ! Soudain, Aras lui prit la fourchette des mains pour faire ce qu'elle s'employait à faire depuis une minute. Il la porta devant les lèvres de Rosa qu'elle s'acharnait à garder closes. Bon Dieu... Mais que faisait-il !? Il n'espérait tout de même pas qu'elle allait se laisser nourrir comme un bébé !? Rien qu'à cette idée, elle sentait ses joues rougir plus que jamais et son cœur palpiter.
-Allez, ouvrez la bouche, ordonna-t-il en la fixant d'un regard qu'elle ne sut déchiffrer.
-Non mais vous perdez la tête ! Je peux manger seule !
-Premièrement, je ne deviens pas fou. Mais c'est gentil de vous inquiéter pour moi. Deuxièmement, après votre lapin de ce matin, je ne suis pas sûr de pouvoir vous faire confiance. Vous voulez guérir, n'est-ce pas ? demanda-t-il après quelques secondes de silence et une intense observation de son expression.
Rosa n'aimait pas cette question. Combien de fois lui avait-on posé ça au centre psychiatrique. A croire que tout le monde doutait de sa capacité à sortir de cet enfer maladif. Ce qui l'inquiétait dans cette question dont la réponse semblait toujours évidente, c'est qu'elle n'était pas sûre d'elle. La réponse changeait constamment, comme si elle cherchait à se prouver qu'elle n'était pas assez forte pour surmonter tout ça.
Aras, voyant qu'elle était troublée, abaissa sa fourchette et attendit. S'il voulait une réponse sérieuse, ça n'était pas le moment de la brusquer. Elle prit une longue inspiration, et commença :
-Je veux guérir, oui. Mais à quel prix ? Et si cette prétendue guérison ne m'apportait finalement que de la souffrance supplémentaire ? Beaucoup de monde parle de l'anorexie comme une longue chute aux enfers. Mais j'étais pourtant tellement bien en constatant que je reprenais le contrôle ! Je peux parler de descente aux enfers quand on m'a forcée à reprendre mes kilos perdus. C'est comme si on avait voulu s'emparer de mon corps, la seule chose m'appartenant vraiment, pour le changer au nom d'un bien-être que je n'ai jamais connu. Je suis consciente que j'ai risqué ma vie. Mais vous avez vous-même vu mes parents... Personne ne tient vraiment à moi. Ma raison me dit de me battre pour guérir. Et mon instinct de survie me crie de revenir cinq ans en arrière, quand j'étais à un poids plus "acceptable".
-Attendez, je ne comprends pas, objecta-t-il les sourcils froncés. Votre instinct de survie devrait plutôt vous crier de cesser cette torture que vous vous infligez. Pour vivre enfin.
-Je parle de la survie de ma conscience. Ma survie psychologique, si vous préférez.
Le silence envahie la pièce alors que le cerveau d'Aras tournait à plein régime pour comprendre. Mais il n'y avait rien à comprendre : Rosa avait été d'une grande clarté pour exprimer ses ressentis, sa vision de sa propre maladie.
-Je n'ose imaginer ce que vous avez vécu pour préférer subir votre maladie plutôt que votre passé.
Rosa émit un petit rire sans joie.
-Croyez-moi, il ne faut pas imaginer ce genre de passé, dit-elle les yeux dans le vide.
-Et si moi je vous hurlais que vous devez guérir car je vais définitivement effacer votre passé, qui enfin prendra sa véritable place de passé et non plus de présent, me croiriez-vous ?
-... Oui.
~~~
Devant la porte de la mansarde de Rosa, Colin Jaydon dépliait son petit post-it avec écrit un charmant mot pour sa charmante locataire. Toujours muni de son habituel sourire, il le colla sur la porte, bien en évidence, avant de redescendre les escaliers en sifflotant.

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Effervescence
RomanceCe qu'elle cherchait, c'était blesser. Mais qui se cache réellement sous cette apparence superficielle et méprisable ? Qui se cache sous cette barrière infranchissable ? A la sortie de l'hôpital psychiatrique où Rosa est internée pour anorexie, la...