Chapitre 28: RETROUVAILLES

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Raphaël

J'entends les pales d'un hélicoptère. Il s'approche. Ce n'est pas l'engin des sauveteurs en mer, et dans ce coin, il n'y a pas d'excursion pour touriste. Je pose ma guitare sur le carré du bar et monte jusqu'au Sun Deck. Ma curiosité est titillée. Selon les cartes, cette partie de l'océan n'a pas besoin d'autorisation pour être traversée. Est-ce que mon bateau s'est déporté ?

L'hélicoptère trace un cercle dans le ciel et se stabilise à quelques mètres de mon embarcation. Il rase presque les vagues. Heureusement, la mer est calme. Il fait une embardée et son passager se trouve propulsé dans les airs, retombant gauchement dans l'eau. J'esquisse un sourire. Maîtriser aussi bien son appareil et trouver quand même le moyen de faire tomber sa cargaison, c'est risible. Je continue à regarder leur petit manège. Maintenant, comment compte-t-il récupérer son voyageur ? Je croise les bras. Ils ont rompu ma quiétude. Je les laisse donc se débrouiller. À coup sûr, ils sont venus m'intimider, jouer les gros bras pour que je dégage de leur zone maritime. Ils ont raté leur coup.

L'homme dans l'eau se débat. Je commence à avoir un sérieux doute. Sait-il au moins nager ? Il a bien un gilet de sauvetage mais il se démène comme si ses jours étaient comptés. Il est ballotté par les vagues et s'éloigne de moi. L'hélicoptère s'élève et le laisse seul. Mais c'est quoi ce pilote ? Il largue son passager. Je n'y crois pas.

Je râle mais je ne peux pas l'abandonner. Je vérifie que je suis bien ancré et je prends l'annexe pour rejoindre le naufragé. Je ne peux m'empêcher de pester. L'homme à la mer crie, s'époumone et hurle contre les vagues. On dirait un fou.

Je m'approche en prenant mon temps. Peut-être qu'il cessera d'aboyer quand il sera fatigué. La distance qui nous sépare s'amenuise. Il me tourne le dos. Je ne le vois pas, mais cette voix, cette tête ne me sont pas inconnues. Je dois délirer. S'il y a bien un endroit où je ne devrais jamais le voir, c'est bien ici. Je dois être victime d'une légère insolation pour imaginer l'impossible.

D'une main, j'attrape son gilet de sauvetage. Il se retourne, prêt à m'attaquer, sa frayeur ancrée dans ses yeux. Je n'ai plus de doute. C'est bien Gabriel, entouré de ses démons, qui me fait face. Rapidement, je le sors de l'eau. Il se recroqueville au fond de l'embarcation. Lui, si bruyant il y a quelques instants, est plongé dans un silence assourdissant. Je reconnais cette peur, cet effroi. Je les vois dans ses yeux depuis notre enfance. Je me tais et j'attends. J'attends qu'il refasse surface, qu'il reprenne l'oxygène que ses cauchemars viennent de lui voler. Il est pâle, perdu dans ses souvenirs. Ses bras sont tremblants et j'entends ses dents claquer. 

Nous sommes arrivés au catamaran. J'accoste en évitant au maximum de faire bouger l'annexe. Peine perdue. Il ferme les yeux. J'essaie de le rassurer en m'approchant doucement. Je lui parle calmement, car je sais qu'en face de moi, ce n'est plus le Gabriel Keys que tout le monde connaît. Il n'a plus trente-quatre ans mais à peine six ans. J'essaie de retrouver les mots de maman, les mots qu'elle utilisait la nuit, quand il hurlait de terreur. Je lui prends le bras mais il met toutes ses forces pour maintenir sa position fœtale. Son angoisse est trop profonde. Nous restons là sans bouger. 

Dix minutes, une demi-heure, le temps semble s'être suspendu pour lui. Maman m'a toujours appris à prendre ses crises au sérieux, à ne pas m'en moquer. Je ne le quitte pas des yeux. Enfin, il prend une grande respiration, et sans me regarder, il me tend une main. Il me fait confiance. Il se cramponne comme un naufragé. Nous progressons lentement. Le catamaran est déjà plus stable que l'annexe mais il garde son gilet de sauvetage. Il n'est pas encore prêt à le défaire. Je pense qu'il ne le pourra jamais.

 Doucement, je l'emmène dans une cabine. Je ferme tous les volets puis je lui parle doucement tentant de capter son regard.

— Gab, imagine que tu es dans un avion avec un peu de turbulences. Voler ne t'a jamais fait peur. 

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