Chapitre 39 - Le fonctionnement des illusions - partie 2

7 1 0
                                    

Lorsque Sédah et Osmane  se retrouvèrent aux cuisines le premier soir, pour exécuter leur  première séance de plonge punitive, ils furent tout d'abord sous la  surveillance attentive de Georgios. Mais c'était tellement ennuyeux de  les observer sans rien dire, qu'il finit par les laisser rapidement  seuls à leur besogne. Osmane ignorait totalement Sédah. Il se comportait  comme si elle était une parfaite étrangère. Qu'elle eût été présente ou  non n'aurait absolument rien changé. Il termina la vaisselle en  premier. Et lorsque Georgios arriva, il quittait déjà les lieux, ne  prenant pas même la peine de les saluer. Sédah était déconcertée par sa  froide indifférence. Elle ne s'y attendait pas et sans savoir  véritablement pourquoi, elle se sentait blessée, trahie, vexée, et un  peu triste tout à la fois. 

— Quel sauvage ! déclara Georgios. 

  Sédah approuva intérieurement, comment ne pas être d'accord ? Si  Georgios était encore contrarié, l'indifférence d'Osmane à l'égard de  Sédah, contribua à l'adoucir. Même s'ils ne parlaient pas, sur le trajet  de retour à la chambre de Sédah, les tensions s'étaient apaisées. Maddy  vint rapidement frapper à sa porte, il restait quinze minutes avant le  couvre-feu. Elle voulait savoir comment allait son amie, car elle savait  que les résultats de l'enquête autour du presque-mort la stressaient  beaucoup. Ils devaient être communiqués le lendemain. Elle encouragea  Sédah et retourna dans sa chambre, la laissant un peu à contrecœur.  Sédah ne travailla pas ce soir-là. Elle se coucha sans attendre,  fatiguée par cette longue journée. Pourtant, elle ne parvint pas à  s'endormir. Elle pensait à Brune. Elle n'était pas venue la rejoindre.  Elle espérait que la belette avait réussi à échapper aux fouilles de la  journée. De nombreuses questions papillonnaient dans sa tête. Et si  malgré les efforts qu'elle avait déployés avec Osmane et Umbra la  commission d'enquête avait décelé des traces d'ombres dans sa chambre ?  Serait-elle renvoyée ? Et pourquoi Umbra avait-elle marqué Georgios ?  Sur ces pensées inquiètes, elle finit par s'endormir.

Lorsqu'ils  descendirent prendre le petit déjeuner le lendemain avec Georgios, le  directeur et l'ensemble des professeurs qui avaient participé à  l'enquête les attendaient dans la cours pour leur annoncer que la  procédure était close et n'avait malheureusement conduit à aucune  conclusion satisfaisante. Ils n'avaient pas trouvé de traces d'ombres  dans les chambres des élèves. Un niveau d'alerte élevé serait toutefois  maintenu afin d'assurer la protection de l'école, de ses personnels et  de ses élèves. 

Sédah et Maddy se regardèrent soulagées. Le professeur Beaucerf la  fixait durement, ce qui lui déclencha un vif mal de tête. Le petit  déjeuner se déroula tranquillement. Sédah était seule avec Maddy.  Georgios s'était joint à la table d'Aka, Guadaloupé, Jackson, Numa,  Aliénor et Anna. Il n'y avait plus de place au moment où elles étaient  arrivées, et au fond, Sédah n'était pas mécontente de ne pas déjeuner à  la même table que Numa qui la regardait toujours avec un mépris affiché  et qui ne manquait jamais une occasion d'être désagréable. Osmane  déjeuna seul et disparut rapidement.

Les deux cours de la matinée se  déroulèrent dans une ambiance studieuse. Sédah apprécia particulièrement  le corpus littéraire que le professeur avait choisi pour leur faire  appréhender la profondeur de la langue. Elle avait sélectionné le thème  de la sorcière en concertation avec les élèves du groupe optionnel, et  les faisait travailler sur le recueil des Poèmes saturniens de Paul Verlaine et ce jour-là sur Nuit du Walpurgis  classique. Sédah s'étonna d'ailleurs de se retrouver dans le même  groupe qu'Anna, Aliénor, Numa, Aka, Guadaloupé et Osmane.

Elle savait  que Maddy et Georgios seraient également dans ce groupe optionnel, mais  ne s'attendait pas à y retrouver tout ce monde. La pause déjeuner se  déroula paisiblement. Sédah, Georgios et Maddy déjeunèrent avec Aka et  Guadaloupé. Quant à Osmane, il déjeuna seul avec son livre et disparut  aussi subrepticement qu'il était apparu, sans la moindre attention pour  personne. À chaque nouvelle demi-journée, il baissait dans son estime,  elle en arrivait à douter du fait qu'il ait pu lui venir en aide. 

Le cours optionnel d'initiation aux songes et aux illusions du  professeur Nicaea Lunare illumina la journée de Sédah. C'était une  enseignante passionnante et à travers cette seule séance, elle eut  l'impression de comprendre plus de choses qu'en dix journées réunies.  Nicaea Lunare était une femme d'un certain âge, au teint pâle et de  taille haute. Elle avait de longs cheveux blancs et souples coiffés en  un vague chignon torsadé. Elle avait des pommettes hautes et saillantes,  un nez fin et pointu, qui lui donnaient l'air pointilleux et déterminé  et une petite bouche très dessinée qui ajoutait une pointe de ruse et de  fantaisie.

Elle avait également l'art de faire passer un contenu avec  clarté et passion. Bien qu'elle ait manqué cinq semaines de cours, Sédah  ne se sentit pas perdue une seule fois. Le professeur Lunare faisait  sans cesse l'effort de redéfinir et de resituer les concepts les uns par  rapport aux autres. Elle avait notamment compris ce qui séparait  fondamentalement le songe et les illusions.

  — Le songe est un espace psychique qui s'ouvre et se déploie en état de  sommeil ou de veille. Dans un songe, on s'abandonne toujours, on s'y  enfonce, on y navigue en s'accrochant à des suites d'images. Les arts du  songe exigent donc des capacités à se repérer, à se déplacer, et  reposent sur des lois à connaître, comme la loi de la pesanteur dans la  réalité physique. Si l'on ne connaît pas la loi de la pesanteur, alors  on ne sait pas que si l'on saute d'une falaise, on s'écrasera  fatalement. Si l'on tient à sauter sans se tuer, on inventera des moyens  et des techniques pour jouer avec cette loi comme un élastique, une  descente en rappel etc. Les illusions sont très différentes du songe.  Elles procèdent au contraire d'un acte de la volonté. Derrière une  illusion, il y a donc toujours un désir de falsifier la réalité, de  tromper les sens. 

  Produire une illusion, c'est absolument extraordinaire, c'est grisant,  ça donne un sentiment de puissance. Mais attention, il ne faut jamais  oublier que par ce geste effectué en pleine conscience, vous altérez la  réalité d'un autre que vous, vous abîmez son rapport au réel. Les  conséquences d'une illusion peuvent donc être extrêmement dommageables.  C'est pourquoi on n'utilise les arts des illusions que dans des  situations sinon fondées, du moins légitimes. 

  Par exemple, que peut-on faire avec ces arts ? Et bien, on peut  transformer une créature en une autre : un chat en un rat, un humain en  un loup ; une créature en une chose : une citrouille en carrosse, un  cheval en laquais ; on peut corriger la réalité en transformant la  beauté en laideur ou l'inverse ; mais on peut également créer l'illusion  de la réalité et donc faire prendre un songe pour la réalité. Vous  voyez que les arts des illusions, lorsqu'ils sont maîtrisés, ouvrent un  très large spectre d'applications possibles. Seul un maître des  illusions peut atteindre une telle dextérité. Et avant la dextérité, il  aura dû apprendre à maîtriser les cinq arts et à les articuler selon un  dosage parfaitement adapté à chaque situation. 

  Ces cinq arts sont : la logique, l'observation, la visualisation  mentale, la diction, la rhétorique. Il est important de savoir que ces  cinq arts s'appuient également sur votre capacité à projeter votre  intention, à vous concentrer, à résister et à contrôler vos émotions en  toutes circonstances. Étant donné l'étendue des arts et des capacités  requises, vous comprendrez aisément que les illusionnistes se  spécialisent dans quelques arts.

  Le professeur Lunare termina son cours en répondant à une série de  questions. Sédah apprit que l'examen de passage aurait lieu la semaine  du 18 février. Contrairement à ses camarades, elle fut soulagée  d'apprendre que ni les contenus, ni les conditions d'examen ne leur  seraient communiquées. Elle trouvait que ça poussait chaque élève à  dessiner sa propre voie. En revanche, elle fut désemparée d'apprendre  que l'exemplarité du comportement compterait autant pour le passage.  Elle s'inquiéta à l'idée que les différentes sanctions dont elle avait  fait l'objet ne compromettent son passage. Numa devina ses pensées et  s'en montra visiblement très satisfaite. Sédah eut également  l'impression qu'Osmane lui avait adressé un regard fâché. Se pouvait-il  qu'il lui en veuille ?

En l'aidant à effacer les traces d'ombres,  n'avait-il pas lui aussi pris le risque d'être disqualifié de l'examen ?  Sédah se sentit coupable et détourna le regard. Osmane jeta son sac  avec irritation sur son dos et s'éclipsa immédiatement à la fin du  cours. Les élèves sortaient, sauf Sédah, qui traînait à ranger ses  affaires. Elle n'avait pas perdu de vue son intention de transmettre le  dessin de la Narcisse au professeur et cherchait le moyen de le faire en  toute discrétion. Maddy était informée de son projet, et elle se  chargea donc d'occuper Georgios, qui attendait Sédah à la sortie de la  classe. Elle prit le petit parchemin et se dirigea vers l'enseignante.

+++++++++

Sédah - La fille cachée d'Hadès - T1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant