Chapitre 51 - Une inoubliable odeur de pierre mouillée - partie 2

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C'était Georgios qui était chargé de prévenir les élèves de rejoindre le réfectoire sur le champ. Lorsqu'il frappa à la porte de la chambre de Sédah, il fut très surpris d'y découvrir la présence de Aka et Osmane. Il regarda la jeune femme d'un air interrogatif. Il avait disparu depuis plusieurs jours et faisait sa réapparition de manière si soudaine, que Sédah s'exclama :

— Georgios ! Comment vas-tu ? Ta marque... Tout s'est bien passé ?

— Ils n'ont pas réussi à l'ôter, répondit-il sombrement, cherchant à comprendre ce qui s'était passé depuis son départ.

— Je croyais qu'ils avaient réussi, s'étonna Sédah visiblement déconcertée.

— Le directeur m'a pourtant dit que tout s'était bien passé. Pourquoi m'a-t-il dit ça ? demanda-t-elle comme si elle se parlait à elle-même.

— Peut-être parce qu'il a réussi à manipuler la marque, répondit-il avec un rictus désemparé qui surprit tout le monde.

— Il faut y aller, ça urge, coupa Aka, mettant fin à ce curieux échange.

Sédah regarda Georgios avec curiosité, cherchant à comprendre ce que les paroles de Georgios signifiaient. Mais celui-ci se retourna et s'engagea vers la cage d'escalier. Sédah l'intercepta en le retenant par la manche.

— Qu'est-ce que ça veut dire Georgios ?

— Que je suis doublement marqué, répondit Georgios un sanglot bloqué dans la gorge et une larme roulant sur sa joue.

Sédah s'arrêta alors que Georgios poursuivait sa descente. Elle vérifia que ses deux paires de mitaines se trouvaient bien dans ses poches et regarda si Brune était toujours autour du cou d'Osmane. Elle vit sa queue s'agiter et en fut rassurée. Osmane l'avait rattrapée. Et continuèrent de descendre tous ensemble. Le grand escalier était rempli d'élèves qui quittaient leurs chambres, la tension se lisait sur les visages et dans les comportements empressés.  Sédah aperçut Numa, Aliénor et Anna. Elles étaient déjà sur le point de quitter le hall d'entrée. Le tonnerre retentit de nouveau, et une rafale de vent s'engouffra dans la cage d'escalier avec une telle violence, que les élèves durent s'accrocher à la rampe pour ne pas s'envoler ou tomber. Au moment où ils sortirent du bâtiment, des trombes d'eau s'abattirent furieusement sur eux.

Puis une voix s'éleva de la terre à travers une nouvelle vibration rauque et caverneuse, une voix issue de la nuit des temps se mit à invoquer la part la plus sombre de  Sédah. Elle l'appelait non dans un langage articulé, mais d'avant les mots. Elle ordonnait aux ombres tapies dans les entrailles de  Sédah de se répandre, d'engloutir tout ce qui se trouvait autour d'elle. Osmane sentit l'appel et il perçut la peur de la belette dont les griffes s'enfonçaient dans la peau de son cou, il saisit la main de  Sédah, et ils descendirent, les jambes flageolantes.

Était-ce Gaïa la déesse primordiale de la terre ou son père le terrible du dieu des enfers ?  Sédah n'aurait su le dire. En tout cas, elle sentit l'urgence de se sentir en contact avec la terre. Ils se précipitèrent dans le jardin, Maddy, Aka et Georgios les suivaient. Georgios leur ordonna d'aller vers le réfectoire, mais les quatre amis, désormais unis par un pacte sacré, fonçaient vers le jardin, ne se préoccupant de rien d'autre que d'une irrépressible envie d'en découdre. De puissantes bourrasques mêlant pluie et vent les freinaient dans leur progression, puis la terre se fendit et dans un tumulte de hurlements, de sifflements et de flammes, une multitude de monstres terrifiants se précipitèrent sur  Sédah et ses amis. La jeune déesse aperçut des créatures ailées monstrueuses affublées d'un visage laid et fripé, au nez crochu et aux yeux engoncés. Elles avaient un corps de vautour, un bec aussi crochu que leurs serres étaient acérées, et d'écœurants lambeaux de chair pendouillaient lamentablement de bras, de leurs seins et de leur menton qui avait l'air de fondre. Elle sut immédiatement qu'elles étaient là pour l'arracher au règne des vivants. Elle aperçut également deux autres créatures dont l'apparence était plus terrifiante encore. Elles étaient d'une taille qui lui parut immense, la dépassant peut-être de trois têtes. Leurs corps musculeux étaient recouverts par endroit par des écailles de serpent. Mais ce qui impressionna le plus Sédah, ce fut leur absence de visage. Le ciel était zébré d'éclairs, et les nuages semblaient tourbillonner furieusement sous les effets d'un vent irascible.

Les quatre amis se prirent instinctivement la main pour se donner du courage. C'est alors qu'une petite rate noire fit son apparition. Elle fonça droit sur eux avec une rapidité que  Sédah ne crut pas possible pour un animal d'une si petite taille, elle traversa l'espace et traça un cercle autour des quatre amis. Une épaisse fumée grise se leva du sol, dressant une frontière qui se matérialisait progressivement sous leurs yeux. Georgios prit peur, et il se mit à hurler désespérément :

—  Sédah ! Viens !

Mais la jeune déesse n'était plus de ce monde. La seule chose qui la reliait encore aux vivants était la main d'Osmane. Maddy s'empara de son autre main et fit appel à son don pour tenter d'ancrer son amie dans la terre. Sa main se fit écorce, se resserrant autour de celle de la déesse pour mieux la maintenir et Aka qui tenait déjà la main de Maddy, attrapa celle d'Osmane, refermant ainsi le cercle. Georgios recula, titubant, comprenant que tout lui échappait dans la scène qui se déroulait sous ses yeux. Son regard sautait de Sédah à Osmane, à Aka puis à Maddy avant de revenir à Sédah, complètement incrédule.

— Que s'est-il passé ? s'interrogeait-il sans parvenir à saisir ce qui reliait les quatre amis.

Puis il aperçut les mains d'Osmane et de Sédah scellées l'une à l'autre, et devina instantanément l'intensité du lien qui les unissait. À l'instant où il comprit que Sédah lui échappait, le souffle lui manqua et il sentit son cœur se comprimer douloureusement dans sa poitrine. Il se sentit immensément seul. De sa vie, il n'avait jamais éprouvé une blessure aussi vive. La femme qu'il aimait lui filait tragiquement entre les doigts et il ne pouvait rien y faire.  Sédah était loin d'imaginer la peine que cette scène causait à Georgios. Elle était bien trop concentrée à résister aux forces souterraines qui attiraient irrésistiblement ses ombres.

Elles frétillaient, brûlant du désir de rejoindre le roi des morts. Une odeur de pierre mouillée monta et satura progressivement l'espace. Elle sut instinctivement que c'était le marqueur de sa présence. Son père était là. Elle se tournait en tous sens à sa recherche, appréhendant de découvrir sa présence. Au commencement, ses sens humains s'aiguisèrent. Puis elle perçut une voix qu'elle reconnut entre toutes, une voix sombre et pénétrante, presque entêtante qui raisonnait à ses oreilles tel un glas.

— Que la nuit soit ! prononça-t-elle.

Et les ténèbres couvrirent la lumière.

— Qu'il n'y ait plus ni jour ni nuit.

Et  Sédah sentit la matière du temps se coaguler. Elle sentit l'excitation de ses ombres qui trépignaient en elle, déjà toutes acquises à l'hégémonie paternelle, prêtes à la livrer au terrible dieu. La voix ne s'adressa pas directement à elle et les ténèbres empêchaient à Sédah de voir celui qu'elle avait appris à craindre à travers l'étude des textes anciens, lorsqu'elle était au jardin des Hespérides avec sa grand-mère, Cérès. Elle ressentait sa présence grâce à la puissante odeur de pierre mouillée qui saturait l'atmosphère. Elle savait qu'il tournait autour d'elle, appréciant sans doute celle qui était sa fille. Elle était frustrée de ne pas le voir. Ses ombres s'échappèrent alors de son corps, tâtonnant autour d'elle, cherchant désespérément à atteindre ce père invisible. Elles étaient si assoiffées de sa présence que lorsqu'elles entrèrent à son contact, elle sut que c'était son visage. Ses traits étaient plus fins que ce qu'elle avait imaginé. Le dieu se laissa palper, et telle une aveugle, Sédah examina minutieusement chaque relief de son visage.

— Père ? se risqua-t-elle.

Mais elle n'obtint aucune réponse en retour. Elle sentit alors une pression au niveau de sa main gauche, puis de sa main droite. Quelque chose la rappelait à sa propre matérialité. Elle sentit ensuite les pulsations de son cœur, et peu de temps après encore, des picotements au bout de ses doigts. Osmane et Maddy étaient à ses côtés. L'odeur s'estompa doucement, et la lumière revint. Elle tourna la tête et fixa Osmane qui l'observait avec inquiétude. Elle vit que ses lèvres articulaient des mots, mais elle n'entendait pas les sons. Ses perceptions humaines affluèrent d'un coup, et ses ombres se recroquevillèrent en elle.

Sédah - La fille cachée d'Hadès - T1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant