XLII. Réalisation

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Gabriel et Jordan continuaient leur danse sous le jugement des autres invités, qui ne pouvaient s'empêcher de soupirer à leur égard. Même la valse les contraignait à ne pas se regarder, le peu de fois où leurs yeux se croisaient étaient électriques. Jordan voulait se rapprocher de lui, ne supportant plus de se tenir à cette courte distance qui marquait toute la subtilité de leur pas. A chaque fois qu'il le pouvait, il le dévorait des yeux et Gabriel s'en amusait bien. Il voyait tout l'effort que prenait l'homme pour ne pas faire de faux pas, mais lisait dans ses yeux un désir inarrêtable. Ils ne faisaient qu'un, attirant tous les regards sur eux, et sur cette tension qui se dessinait dans chacun de leurs mouvements.

La musique s'arrêta en même temps que leur danse. Ils étaient face à face. L'expression toute entière de Jordan soufflait à l'oreille de Gabriel qu'il était à sa merci, qu'il pouvait faire ce qu'il voulait de lui. Il ne pouvait s'empêcher de fixer ses lèvres. Gabriel prit son menton et replaça ses yeux à la hauteur des siens. "Il faut que tu me regardes dans les yeux tous les autres nous voient Jordan." chuchota Gabriel alors que l'orchestre parvenait à la dernière note du morceau. Après un court silence, toute la salle se mit à applaudir.

Gabriel lâcha Jordan qui ne pouvait pas ôter son regard de lui. Un domestique joua quelques notes dans un cor signalant le début du repas. Chaque place était minutieusement attribuée, Jordan et Gabriel côte à côte. En face d'eux, une femme singulière, ronde, habillée d'une grande perruque ressemblant étrangement à celle qu'on représentait de Marie-Antoinette. Gabriel l'observa attentivement réfléchissant à une approche. "Quelle coiffe superbe!" s'exclama Gabriel, bien trop fort pour passer inaperçu. Jordan ne savait pas où se mettre, incapable de comprendre la stratégie du jeune homme. La femme gloussa et prit un air amusé. "Inspirée directement de la reine des reines, Marie-Antoinette... Rest in peace my dear... Elle méritait mieux." répondit-t-elle en français avec un fort accent anglais. "Vous vous intéressez à l'histoire de France ? Nous venons de là-bas avec mon ami." continua Gabriel, en se penchant légèrement pour paraître plus intéressé. La femme s'appelait Lady Lincoln, anglaise d'origine mais ayant passé une grande partie de sa jeunesse en France. Elle appartenait à une famille de chefs d'entreprise dans le monde des transports marins et avait hérité de la fortune et de la société, suite à la mort de son père, quelques années auparavant. Elle possédait la mer, et était au courant d'absolument tous les échanges en son sein.

"Et alors ? Comment avez-vous rencontré le duc ?" interrogea Gabriel feignant l'impatience, s'approchant de son but. Dans sa famille, dès qu'on jetait l'hameçon, on ne lâchait pas la prise jusqu'à ce que le poisson morde. Et il était décidément déterminé à ne pas laisser ce gros poisson retourner dans ses fonds marins. Il fallait l'attraper, pour le décortiquer, arête par arête à la recherche d'un morceau profitable.

"A une de ses soirées, vous savez que c'est le plus grand collectionneur de Lorenzo Lippi, n'est-ce pas ? Il m'a demandé si je connaissais l'emplacement d'un tableau qu'il recherchait." expliqua-t-elle. "Quel tableau ?" s'empressa de demander Gabriel. "Le plus prestigieux, L'Allégorie de la Simulation, tout le monde le connaît. Mais vous savez ce qu'on dit, il est intouchable. Un véritable trésor, une légende. Personne ne sait où il est." Elle se rapprocha de lui en baissant la voix. "Je suis sûre et certaine qu'il l'a trouvé et ment depuis des années pour faire augmenter sa valeur." susurra-t-elle, presque couchée sur la table. "Certaines rumeurs disent qu'il serait entreposé dans un de ses hangars hyper sécurisés dans les confins de la taïga. Qui sait ?" continua-t-elle, se reculant tout en buvant une gorgée de vin. Gabriel ne put s'empêcher de sourire, il avait une piste plus que fiable. Gabriel jeta un coup d'oeil à Jordan, qui mangeait simplement depuis tout à l'heure.

Alors que Gabriel continuait à échanger avec la lady, un homme s'adressa à Jordan. "A votre place, j'empêcherais à mon partenaire de poser des questions aussi indiscrètes." lui souffla-t-il en passant derrière lui. Jordan manqua de s'étouffer et se retourna mais l'homme était déjà assis devant lui. "Je vous demande pardon ?" demanda Jordan, sur la défensive. "Ce tableau est l'un des plus convoités depuis déjà un siècle. Vous n'avez aucune idée de ce dans quoi vous mettez les pieds. Aucune. Ne vous approchez pas trop du feu, vous risqueriez de vous brûler." menaça l'homme. Jordan s'apprêtait à répondre mais le duc frappa son verre pour attirer l'attention des tables. "Je prends la parole pour vous remercier d'être venus aujourd'hui. Tous les fonds versés seront pour offrir à tous l'accès à la culture et notamment à l'art, qui vous le savez est au centre de ma vie depuis de nombreuses décennies. Il y a un notaire à l'entrée auquel vous pourrez faire un don à n'importe quel moment. Trinquons à ce projet, à l'art et à tous ces gens qui auront la chance de découvrir les tableaux qui m'ont tant ému dans ma jeunesse !"

Les verres s'entrechoquèrent bruyamment. Jordan trinqua avec l'homme en face de lui, Gabriel et la lady. "Vous savez... je dis ça pour vous, vous semblez encore jeune. C'est l'affaire d'une vie de retrouver ce tableau. Je sais que la fougue de la jeunesse nous fait penser que tous les rêves sont réalisables. Mais j'ai passé ma vie à rechercher ce tableau en vain. Ne faîtes pas la même erreur que moi." confia l'homme, peiné. Jordan déglutit. L'affaire d'une vie. D'une vie. Et il ne l'avait pas trouvé. L'angoisse le prit à la gorge, celle de ne jamais pouvoir retrouver sa vie d'avant. Gabriel avait parlé de deux semaines, mais plus ils avançaient plus le temps s'étirait au point de lui ôter tous ses repères. Cet homme pourrait mentir, mais la déception dans ses yeux ne trompait pas. Il l'avait cherché toute sa vie. En vain.

Jordan regarda un moment Gabriel, apercevant les étoiles dans ses yeux. Celles d'avoir l'impression d'avancer, de se rapprocher du but. Mais Jordan réalisait qu'ils se dirigeaient vers l'errance la plus sombre. N'y a t-il rien de pire que de chercher quelque chose sans relâche, sans jamais le trouver ? De gâcher sa vie à essayer de la sauver, alors qu'on aurait pû simplement abandonner, et faire autre chose ? Mais Jordan n'avait rien d'autre, il était condamné à chercher ce tableau car il n'avait rien d'autre. Aucun autre moyen de terminer sa vie. Il repensait à Marine qui lui avait avoué qu'elle comptait le choisir pour la Présidentielle. Son rêve le plus cher depuis enfant. Quand je serai grand, je serai Président. La fierté de son père, qui avait toujours été déçu de ses choix. Jordan se perdait dans ses propres pensées qui l'empêchaient de fonctionner correctement.

Gabriel continuait sa conversation avec la lady. Ils riaient ensemble. "What a dance ! Entre nous, tout le monde était tellement sérieux, ça a allégé la soirée. Vous étiez superbes en plus. Vous dansez souvent ensemble ?" demanda-t-elle, très curieuse. "Pas vraiment, juste de temps en temps, quand l'occasion se présente. Mais il est meilleur danseur que moi si vous voulez tout savoir..." lui répondit-t-il avec un semblant de mystère. "Well.. Ce que tout le monde aimerait vraiment savoir...". Elle se rapprocha de lui pour chuchoter. "Êtes vous un couple ?" interrogea-t-elle, sans gêne. Jordan l'entendit d'une oreille et ne put s'empêcher de vouloir connaître sa réponse. Gabriel déplaça sa main sous la table pour la poser sur le genou de Jordan discrètement. Il avait compris qu'il les écoutait "Non, du tout ! Nous sommes amis, ça fait quelques temps que nous collaborons ensemble. Et il nous arrive de danser ensemble de temps en temps, voilà tout." mentit Gabriel en souriant. La lady prit un air déçu. "Oh... okay. But you look very suspicious." le taquina-t-elle, ce qui fit rire Gabriel.

La soirée continua jusqu'à la tombée de la nuit. Gabriel et Jordan réussirent à s'éclipser sans attirer un regard. Dehors, un chauffeur les attendait pour rentrer à leur demeure. Après une heure de trajet, ils finirent par arriver. Une énième magnifique maison, isolée de tout. Jordan jeta un coup d'œil à Gabriel. Il n'avait pas vraiment aimé la manière dont il avait affirmé qu'ils n'étaient pas ensemble. Il était bien déterminé à lui faire retirer ce qu'il avait dit, par tous les moyens qui soient. "Nous sommes seulement amis ?" lui demanda Jordan, d'un air joueur, tout en prenant Gabriel à la taille pour l'attirer à lui. 

Un point partout (Attal x Bardella)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant