Lundi 13 avril 2015
— Annabelle ! Il est l'heure, ma chérie. C'est le grand jour, voyons ! Secoue-toi ! Tu ne vas quand même pas arriver en retard pour ton premier jour ?
— Oui, oui, je me lève.
Vous aurez constaté par vous-même, à mon ton enjoué, que j'attends cette journée avec impatience... Non pas que, depuis cinq ans, j'attende le jour suivant avec la moindre envie. Rien ne ressemble plus à une de mes journées que celle qui lui succède, vide de sens, un long hiver, monochrome, insipide et inodore. Le néant ni plus ni moins.
Mais celle-ci est encore bien pire : je dois aller travailler. Pour la première fois de ma vie... Enfin de ma vie... pour la première fois de mon existence, devrais-je dire.
Ma mère a réussi à persuader son patron de me trouver un poste de secrétaire dans l'entreprise florissante de son fils. Il s'agit de remplacer au mieux de mes capacités Martha, le secrétaire de Greg Delcourt, qui vient de partir en congé maternité.
Bien entendu, j'ai une culture correcte, je maîtrise parfaitement l'outil informatique, je tape sur un clavier à grande vitesse comme beaucoup de gens de mon âge, je lis, je lis beaucoup. À dire vrai, ces cinq dernières années, j'ai dévoré tout ce qui, de près ou de loin, ressemblait à un livre. Format papier ou numérique, roman, poésie, grands auteurs ou illustres inconnus, romantique, fantastique, ou même métaphysique, tout y est passé.
Quand on reste enfermé chez soi pendant si longtemps, on a peu de distractions : la télévision, la lecture et internet, bien sûr, avec ses séries en masse, ses vidéos en tous genres, ses concerts, bref cette fenêtre immense ouverte sur un monde que je me refuse à affronter depuis presque cinq ans.
Et le problème de cette journée qui commence se situe exactement là : je n'ai pas quitté la maison depuis le 22 décembre 2010, jour de ma sortie de l'hôpital.
Ne vous fatiguez pas à calculer. Ça fait très exactement 4 ans, 3 mois et 22 jours.
Je suis cloîtrée entre les murs de notre mas provençal depuis 1573 jours et je ne veux pas, je ne peux pas en sortir, ce matin ni jamais !
Bien sûr on pourrait penser qu'après une si longue « captivité », j'ai envie d'aller voir ce que le monde a à m'offrir, ce que font les gens de mon âge, voir si l'air est aussi doux que dans mon souvenir, si la mer est bleue et chaude comme lorsque j'étais enfant, sentir les rayons du soleil sur mon visage, le vent dans mes cheveux, respirer... vivre... enfin !
Mais le monde, au-dehors, est sombre. Il est violent, torturé. Il est rempli de haine, de douleur, de peur. Il y a des monstres brutaux qui n'attendent que moi pour assouvir leurs instincts primaires et bestiaux. Il y a des démons qui torturent les corps et les âmes et qui les déchirent de leurs dents acérées. Le monde, là dehors, c'est l'enfer... C'est mon enfer... du moins, c'est comme ça que je le vois...
Mais ma mère ne le comprend pas. Elle pense, à l'instar de tout mon entourage, thérapeutes, famille, amis de la famille, amis d'amis, illustres inconnus, que je dois tourner la page et m'ouvrir au monde.
Mais le monde m'a avalée, découpée en petits morceaux et recrachée à l'état de puzzle, la chair à vif et l'âme tailladée. Le monde, ce monde, est mon pire cauchemar, et ma mère a pris la décision de m'y renvoyer, comme si les choses avaient changé.
Mais rien n'a changé : j'ai vécu l'innommable pendant quatre jours, et les responsables de mon calvaire sont libres comme l'air, allant et venant à leur guise dans ce monde si accueillant dont ma mère me chante les louanges. Les bêtes fauves qui m'ont emmenée avec eux ce matin d'été 2010 vivent sans doute une vie pleine et heureuse, peut-être ont-ils une famille, une épouse qui les attend à la maison au retour de l'une de leurs expéditions sauvages, rassasiés, encore couverts du sang et des larmes de leurs proies, frémissant toujours de leurs cris, de leurs supplications, l'odeur de la peur envahissant encore leurs naseaux de bêtes immondes.
Maman est à mille lieues de comprendre ce que je vis. Maman n'a pas cherché à connaître le détail de ma séquestration. Elle a dit qu'il fallait oublier, qu'il fallait que je redevienne l'Annabelle d'avant... Depuis cinq ans, chaque matin, elle me regarde avec espoir, comme si enfin la nuit m'avait fait redevenir sa petite fille.
Mais cette fois-ci, elle en est sûre, je vais retrouver la joie de vivre, enfin ! Je vais m'épanouir dans mon travail, avoir mon propre appartement. J'aurai des amis et un amoureux et, plus tard, des enfants, parce qu'elle veut avoir des petits-enfants, ma mère.
Un amoureux... sans rire ? Un amoureux ? Elle parle bien d'une histoire sentimentale entre moi et un homme ? D'une relation amoureuse avec tout ce qui va avec ? Et quand elle parle d'avoir des petits-enfants, elle parle d'intimité, de nudité, de sexe ? Parce qu'aux dernières nouvelles, c'est comme ça qu'on fait les bébés, non ? Comment peut-elle imaginer que moi, je puisse envisager un tel degré d'intimité avec un homme ? Elle divague...
Mais, bon sang ! Je n'ai même pas d'amis. Je n'ai quasiment côtoyé que des médecins et des psychiatres depuis 1573 jours et aucun d'entre eux n'a jamais posé la main sur moi, pas même pour me saluer.
Mon propre père, mon propre frère ne m'ont plus jamais pris dans leurs bras depuis ce jour-là. À de très rares occasions, ma mère m'a serrée contre elle, lorsque les cauchemars qui peuplent mes nuits étaient si effrayants qu'ils me faisaient perdre pied. Hormis ces rares moments, personne ne m'a touchée depuis près de cinq ans. Non pas qu'ils redoutent que je les repousse, mais je crois surtout qu'ils se disent qu'à ma place, ils préféreraient qu'il en soit ainsi. Mais que savent-ils de ce que je ressens, de ce que je peux supporter ou non ? Dans quel marbre est-il gravé que, lorsque l'on a subi une chose pareille, on en vient à refuser tout contact ? Que savent-ils du vide que laissent cinq années sans la chaleur d'un autre être humain ?
Mais suis-je même capable de supporter ce contact ? Dans mes pires cauchemars, je sens leurs mains à EUX sur moi, comme autant de répugnantes larves rampant sur ma peau d'adolescente. La femme que je suis aujourd'hui est-elle seulement susceptible d'apprécier ce qui lui manque tant ?
Je m'appelle Annabelle. J'ai vingt-deux ans. Je suis un être supplicié, ermite malgré moi, pétrie de peurs en tout genre, proie de démons plus cruels les uns que les autres et je vais affronter ma toute première journée de travail, dans un immeuble de bureaux, avec des gens dedans, des gens qui vont me regarder, me parler et peut-être même vouloir me serrer la main.
J'ai l'impression que l'on est sur le point de me parachuter dans Jurassic Park, au moment pile où le tyrannosaure et les raptors décident de passer à table.
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Diary of Rebirth Tome 1 : Apprivoiser
RomanceAnnabelle Maury a vécu l'innommable. Réfugiée au sommet de la tour d'ivoire dans laquelle elle s'est enfermée, elle n'attend plus rien de la vie. D'autant que les loups rodent toujours... Greg Delcourt est un homme désabusé. Il a perdu confiance e...