Callelongue

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Samedi 2 mai 2015

J'aurais sans doute dû répondre à son mail par un autre bien cinglant, l'insulter, le haïr pour m'avoir abandonnée, alors même que je l'ai supplié de ne pas le faire. J'aurais pu, mais je ne l'ai pas fait.

Au lieu de ça, j'ai dévalé les escaliers comme une folle, me suis ruée à la porte et je l'ai cherché. Et puis soudain il était là, adossé à un superbe cabriolet gris métallisé, les bras croisés sur la poitrine, un petit sourire sur le visage. J'ai marché vers lui, il est venu à moi et nous nous sommes regardés comme si nous nous retrouvions après une longue séparation.

Lorsque ma mère est intervenue et a tenté de m'éloigner de lui, il a été très bien. Ferme, poli et humble à la fois. Il a dit les choses que j'avais besoin d'entendre. Il ne me considère plus comme l'une de ces filles d'une nuit dont il fait son ordinaire, et cela me rassure.

En attendant, le vent nous fouettant le visage, nous roulons sur la route sinueuse, en direction des Goudes, vers Callelongue. Nous suivons les rues étroites qui longent le bord de mer. Greg a réservé une table à La Grotte, le fameux restaurant, installé sur le port. Il ne m'a pas demandé si j'en avais envie, il a juste décidé pour moi, et cela me va très bien.

Ce tête à tête, dans le patio fleuri, me semble paradisiaque. On se croirait au bout du monde. Je me sens libre, et c'est tellement bon.

Greg m'observe, tandis que nous dégustons notre dorade. Il sourit. Je l'interroge.

— Pourquoi souris-tu ? Je ne crois pas t'avoir déjà vu sourire ainsi.

— Je me sens bien, ici, avec toi. C'est paisible. Un peu comme si nous étions seuls au monde.

Il ressent la même chose que moi. C'est un moment unique, un aparté, une bulle de savon qui nous enveloppe.

Nous parlons de tout et de rien, de nos goûts, de nos rêves. Il parle surtout. Je n'ai plus vraiment de rêves. Je n'ai pas vraiment d'histoire à raconter non plus. C'est un peu comme si je m'étais endormie à l'adolescence et que je venais de me réveiller. Alors, je l'écoute. Il me raconte son enfance dorée, mais solitaire. Il ne s'étend pas sur le fait qu'il n'a pas connu sa mère et qu'il a grandi à l'ombre d'un père aimant, mais extrêmement occupé. Il édulcore. Il sélectionne. Je lui parle de mes quelques souvenirs heureux avec mes parents, mon frère, mes sœurs et Wolf, notre chien. Moi aussi je sélectionne.

Notre repas terminé, nous partons pour une balade sur le port. Il me tend sa main, j'y glisse la mienne. Ce geste est dénué d'ambiguïté. Il est juste rassurant.

Nous nous arrêtons un instant pour observer les petits bateaux amarrés à l'abri du Mistral, ondulant lentement sur l'eau. Il effleure ma taille, tout en se positionnant derrière moi et m'attire contre lui, ses mains croisées sur mon ventre, son menton posé sur ma tête, que je laisse aller contre lui. Il soupire, et je crois bien que moi aussi. Je suis juste tellement bien que j'aimerais que ce moment ne cesse jamais.

Contre toute attente, Greg Delcourt se montre attentif et protecteur sans qu'à aucun moment, je ne ressente de malaise à son contact. Il ne semble pas en être troublé, il ne combat pas une quelconque force intérieure qui bouillonnerait en lui. Il semble en paix, hypnotisé par le spectacle des barques dansant sur l'eau.

— Je crois que nous devrions rentrer. Nous avons sans doute donné suffisamment de sueurs froides à ta mère et je pense que nous devrions abréger ses souffrances.

Je me retourne vers lui, interloquée. Il me sourit et dépose un baiser sur mon front. Il hausse les épaules, comme pour me dire qu'il n'a pas pu s'empêcher cette boutade. Je ne lui en veux pas. À dire vrai, je l'ai trouvée drôle. Il a raison, je dois rentrer et rassurer ma mère. Cette première escapade touche à sa fin.

Nous faisons le chemin inverse tout en discutant. Greg évoque à nouveau le fait que je réintègre mon bureau... son bureau.

— Martha m'a informé qu'elle ne reprendra pas ses fonctions. Son mari sera muté à Toulon, dans quelques mois, et elle passera probablement les deux prochaines années à s'occuper des jumeaux qu'elle attend. Notre collaboration a été longue et profitable et, même si nous n'avons jamais été, à proprement parler, des amis, nous partagions un respect mutuel. Je vais sincèrement la regretter.

— Tu sais parfaitement que je ne peux pas la remplacer. Je ne suis qu'un... bébé dans ton entreprise. Comment veux tu que je m'y prenne ?

— Je vais t'apprendre. Tu seras constamment avec moi, tu assisteras à toutes les réunions, à tous les briefings, à la moindre signature de contrat, tu m'accompagneras aux petits-déjeuners, aux dîners, aux brunchs, aux soirées. Je te donnerai accès à chaque information nécessaire pour que tu apprennes vite et bien. Je peux être pédagogue quand je veux, tu sais.

— Tu veux dire lorsque tu ne penses pas à mettre la fille dans ton lit ?

Il soulève un sourcil, presque choqué par mes propos, pourtant anodins.

— Mademoiselle Maury, vous vous dévergondez ! Mais tu n'as pas tort. Puisque je ne peux pas te mettre dans mon lit, je ferai de toi la meilleure assistante que la Terre ait portée.

Je me raidis. Il le sent. Il prend ma main dans la sienne, tenant le volant de l'autre et me dit franco :

— Autant que tu le saches et que ce soit bien clair entre nous, il n'y aura pas d'autre femme.

— Je ne t'ai rien demandé de la sorte. Nous sommes des amis, juste des amis. Pourquoi vouloir changer tes habitudes ? Tu es ce que tu es, Greg. Je n'ai pas à juger ton mode de vie. Ça ne me regarde pas. En tout état de cause, à supposer que tu le souhaites, je ne peux te donner ce qu'elles t'apportent. Tu le sais bien...

— Alors, j'attendrai, dit-il fermement. Je ne suis pas pressé.

— Greg, tu dois...

— Tu veux bien me donner les lunettes qui sont dans la boîte à gants ?

Il met un terme à cette conversation étrange dont je ne comprends pas les tenants et les aboutissants. C'était une sorte de dialogue de sourds dont je retire deux informations : il n'a pas réellement renoncé à rendre les choses plus intimes entre nous, mais il est prêt à attendre le temps qu'il faudra.

Greg Delcourt renonçant à toute autre femme, dans l'attente d'une chose qui n'a pas la moindre chance d'arriver ?!?

— Tu te rends bien compte qu'il n'y a pas plus d'un pour cent de chance que cela arrive ?

— J'aime l'idée que tu n'exclues pas totalement cette possibilité, me dit-il en souriant.

— Tu es impossible.

— Oui, tu as raison, je suis impossible, c'est tout moi, ça.

Et il éclate d'un rire sonore, tandis que nous roulons vers ma maison.

Je m'appelle Annabelle, je roule dans une Porsche cabriolet, en compagnie d'un fou qui pense que je pourrais devenir la femme dont il a besoin.



Diary of Rebirth Tome 1 : ApprivoiserOù les histoires vivent. Découvrez maintenant