L'ombre d'un problème

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Mardi 5 mai 2015

Ce matin, je fais mon retour dans le monde du travail, après un faux départ, hier, qui s'est soldé par beaucoup de chagrin et des moments émotionnellement intenses.

J'ai emménagé chez Greg, ou disons plutôt qu'il m'y a emmené hier et que j'y suis toujours.

Les appels et messages incessants de ma mère prouvent à quel point elle est en désaccord avec cette décision. Car j'ai, en effet, décidé d'accepter la proposition de Greg. Je ne sais pas pour combien de temps, je ne sais pas si nous parviendrons à cohabiter, je ne sais rien de cette nouvelle aventure, sauf qu'elle est vivifiante et exaltante.

Ma vie prend un drôle de tournant. Peut-être est-ce un trop grand tournant, même. Je l'ignore, je verrai à l'usage, je ne veux pas avoir d'a priori.

Bien sûr, j'ai peur de tas de choses : comment Greg réagira-t-il lorsqu'il m'entendra hurler dans mon sommeil ? Je n'ai pas eu de cauchemar, ces deux dernières nuits. Sans doute parce qu'il a veillé sur moi. Mais ce ne sera pas le cas éternellement. Pourquoi voudrait-il dormir avec moi chaque nuit et, surtout, pourquoi le voudrais-je ?

J'ai compris qu'il a des projets pour nous et je ne sais pas quoi en penser. Il ne compte pas renoncer.

J'ai aussi découvert que je suis capable de lui parler. Je lui ai dit, à lui, bien plus de choses que je n'ai jamais dites à personne. Il sait pour le mensonge concernant mon amnésie. Il a désormais une petite idée de ce que j'ai subi. Il connaît certaines de mes pensées profondes. Et je ressens ce besoin, petit à petit, de lui en confier davantage. Comme à un ami ?

Greg est-il un ami ? Je ne suis pas sûre que ce que je ressens pour lui soit du domaine de l'amitié.

A son contact, je frémis. Je ne crois pas que l'amitié donne ce genre de symptôme. Je n'arrive pas à identifier ces picotements qui me parcourent, quand il passe ses doigts sur ma nuque, ces frissons qui descendent jusque dans le bas du dos, lorsqu'il embrasse mon visage et passe ses mains autour de ma taille.

A qui pourrais-je bien poser la question ? Ne parlons même pas de ma mère qui semble tellement le détester.

Le seul ami que j'ai, c'est Greg et je me vois mal lui demander pourquoi je frissonne quand je suis dans ses bras.

J'ai d'autres inquiétudes. Hier soir, il a voulu que nous nous baignions dans la piscine, avant d'aller dormir, histoire de relâcher la tension de cette éprouvante journée.

J'ai prétexté avoir un peu froid, être fatiguée et l'ai laissé s'ébrouer dans l'eau, comme un jeune chien. Il m'a fait beaucoup rire, m'a aspergé d'eau fraîche et s'est gentiment moqué de moi, supposant que je ne savais pas nager. Mais le problème n'est pas là.

Je cache mon corps et ses cicatrices depuis cinq ans. Ce constant rappel de mon passé est gravé en moi pour toujours. Une cicatrice barre mon estomac, une autre, juste au- dessus du nombril, une troisième, plus courte, sur mon sein gauche et puis d'autres, sur mes cuisses. Il y a aussi celles, plus petites et rondes, souvenirs des brûlures de cigarette ou de cigare, qu'ils m'infligeaient quand ils étaient saouls et repus de sexe.

Mon corps est un champ de bataille, balafré et d'une laideur à inspirer le dégoût.

Greg ne sait pas tout cela. S'il le savait, sans doute renoncerait-il à cette improbable croisade qu'il a entamée.

J'en suis là de mes réflexions, immergée dans ma splendide baignoire, lorsque l'on frappe à la porte.

— Annabelle, tu es visible ?

— NON !

Il rit derrière la porte.

— Nous partons pour le bureau dans trente minutes. Le petit-déjeuner est prêt. Dépêche-toi !

Greg Delcourt, le patron, a refait son apparition. Il n'est ni brusque, ni désagréable, juste ferme. Il sait ce qu'il veut et je crois que j'aime bien ça.

— Donne-moi cinq petites minutes !

— D'accord, mais pas plus. Si tu n'es pas là dans cinq minutes, je viens te chercher et je te ramène sur mon dos. Il serait sans doute préférable, pour toi, que tu sois vêtue ! Pour ce qui me concerne, ça ne me dérange pas.

Je grogne ! Nous ne pouvons pas être plus différents à ce niveau. Je suis aussi prude et coincée qu'il est libéré et licencieux. Tout cela est naturel pour lui, c'est un jeu, un art de vivre.

En moins de cinq minutes je suis prête. J'ai échappé de peu au pire. Il me sourit et, me prenant par la main, m'entraîne dans la cuisine.

— Tu prends quoi au petit-déjeuner ?

— Je ne sais pas...

— Comment ça, tu ne sais pas ?

— Je n'ai pas beaucoup d'appétit, en général.

— Voila un défaut que ta présence dans ces murs devra corriger. Le petit-déjeuner est un repas très important. Je vais choisir pour toi.

Et il commande à Véronique une omelette, une salade de fruit, un jus d'orange et un café. Mais croit-il vraiment que je vais manger tout ça ?

— Tu ne serais pas un peu autoritaire et un brin dirigiste, par hasard ?

— Non, je ne crois pas, dit-il en dévorant ses œufs. Je sais de quoi tu as besoin et je fais en sorte que tu l'aies, c'est tout. Demain, si tu te décides enfin à répondre à la question, tu auras ce que tu désires. C'est tout simple. Il te suffit de demander. Dans le cas contraire, je déciderai pour toi.

Ce raisonnement lui parait tout à fait normal. Je ne cherche même pas à le contredire. Greg prend soin de moi, à sa manière. Qui suis-je pour le lui reprocher ?

Notre collation avalée au pas de course, nous nous retrouvons dans la voiture, en route vers la Delcourt Ingénierie. Je suis nerveuse. J'ai vraiment envie que tout se passe bien et je me sens un peu minable d'avoir si facilement jeté l'éponge. Greg lit en moi comme dans un livre ouvert et attrape ma main qu'il serre délicatement dans la sienne.

— Tout se passera bien.

— Nous devrions arriver séparément, tu ne crois pas ?

— Pourquoi ça ?

— Eh bien, un patron et sa secrétaire qui arrivent en même temps le matin, ça fait un peu suspect, non ?

— Tu as peur que les gens pensent que tu couches avec le boss ? Il se plie en deux de rire.

Je soupire, désabusée.

— Je ne vois pas en quoi cette idée est drôle. Je n'ai juste pas envie que l'on croit que je dois ma place à des faveurs... inappropriées.

— A moins que j'ai raté un épisode, toi et moi n'avons pas ce genre de relation, si ?

— NON !

Dieu qu'il m'agace quand il est comme ça.

— Bien, alors je ne vois pas le problème.

Et tandis que nous sortons de l'ascenseur qui mène à l'étage de la Direction, sa main posée dans le creux de mes reins, j'entrevois parfaitement l'ombre d'un problème se profilant à l'horizon.

Ava Brown, perchée sur des talons de douze centimètres, tout en jambes longues et fines, un tailleur jupe courte rouge Ferrari moulant sa parfaite silhouette, surgit du bureau de Greg et annonce la couleur.

— Mais qu'est-ce qu'elle fait là, elle ? En me pointant de son index parfaitement manucuré.

Je m'appelle Annabelle Maury, je fais mon retour dans les bureaux de la Delcourt Ingénierie, et il semblerait que ce ne soit pas à la satisfaction générale.



Diary of Rebirth Tome 1 : ApprivoiserOù les histoires vivent. Découvrez maintenant