Sourires et Autobus

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Jeudi 7 mai 2015

Ne me demandez pas pourquoi j'ai osé ce baiser, je l'ignore. Ce fut une impulsion, partiellement motivée par la présence d'Ava Brown, la peste. Malgré les mises en garde de Greg, elle s'était de nouveau invitée dans son bureau. Comme si ce qu'il veut n'avait pas la moindre importance. Comme si elle était chez elle en ces lieux.

Mais Ava n'est pas la principale raison qui ait motivé ce baiser.

Je me suis remémorée la nuit dernière. Je lui ai dit que je ne me souvenais pas, mais une fois de plus, par pudeur, j'ai menti.

Lorsque Maman venait me réveiller, en plein milieu de mes cauchemars, je ne me sentais pas aussi humiliée. Avec Greg tout est différent. Je me sens encore plus sale, je me sens indigne de son affection. Je voudrais m'enfoncer dans le sol.

Alors j'ai menti. Mais je me souviens de ses bras, tandis que je me débattais contre les assauts de Zéro et Blood, ses bras qui m'immobilisaient contre lui, son souffle dans mon cou, ses mots rassurants qui m'ont sortie, lentement, de l'enfer. Je me souviens de sa tendresse, d'une vraie tendresse, qui n'était pas feinte, contrairement à ce que j'ai pu penser hier.

Il m'a promis d'être toujours là pour me protéger et je me suis accrochée à cette promesse, comme si ma vie en dépendait et, sur le moment, c'était le cas.

Greg tient à moi, même s'il a du mal à l'avouer, même s'il ne l'assume pas, et lorsque j'ai besoin de lui, il est là. C'est tout ce qui compte à mes yeux.

Tandis que je m'endormais contre lui, me laissant hypnotiser par les battements de son cœur qui allaient en s'apaisant, je songeais que, peut-être, l'espoir était permis, si je voulais bien me donner une chance d'essayer.

Qu'ai-je à perdre ? Mon honneur ? Ma foi ? Ma joie de vivre ? Je souris à cette troisième possibilité. Si joie de vivre il y a, je ne la dois qu'à lui.

Alors voilà ! Quand j'ai entendu cette pimbêche lui rabâcher que je ne suis pas la femme dont il a besoin, suggérant par la même occasion qu'elle est cette femme-là, mon sang n'a fait qu'un tour.

Nos cafés dans les mains, j'ai trouvé tout au fond de moi le culot de m'immiscer entre eux, comme si c'était tout à fait naturel, et de faire ce que j'ai fait.

Lorsque je lui ai tendu son cappuccino, il m'a souri tellement tendrement que je me suis dit que je ne prenais pas le moindre risque de me voir rejetée. Même s'il ignorait ce que je tramais, je sentais qu'il aimerait mon idée.

Alors je me suis lancée.

Ses lèvres étaient douces et chaudes. Il n'a pas cherché à prendre le contrôle, il m'a laissée venir à lui, il m'a laissée aller à mon rythme. J'ai aimé le voir fermer les yeux, comme s'il goûtait chaque nanoseconde de notre baiser, qui fut certainement bien plus bref que mes souvenirs veulent bien se l'avouer. Je crois que le temps s'est arrêté. J'ai l'impression d'avoir senti ses lèvres sur les miennes pendant une éternité et j'aurais souhaité qu'il en soit ainsi. Son souffle était quasi-inexistant. Je crois qu'en fait, il a cessé de respirer. J'aurais pu prolonger cela pendant des heures, j'aurais aimé être entre ses bras.

Et puis j'aurais adoré voir la tête d'Ava, aussi.

Car ne nous le cachons pas, aussi agréable qu'ait été ce premier baiser, que je chérirai toute ma vie, la satisfaction de l'imposer au regard hostile d'Ava Brown fut un moteur non négligeable.

Je hais Ava Brown. Tout en elle exsude la perfidie, la méchanceté et la manipulation. Elle a, de plus, une haute opinion d'elle-même, qui dépasse les limites de la prétention. Elle pense qu'elle a le pouvoir sur tout être humain, qu'elle peut le balader à sa guise d'un point A à un point B, sans qu'il ait la moindre possibilité de dévier de la trajectoire qu'elle impose, au gré de ses humeurs.

Quel que soit le passé que je devine entre elle et Greg, il laisse à celui-ci un goût particulièrement amer. Cela me suffit pour considérer qu'elle lui est nocive et qu'il doit être protégé de ses petites manipulations.

Aux regards d'envie qu'elle lui lance, je devine qu'ils ont partagé des moments torrides. Ava en redemande, de toute évidence. Je ne lui laisserais pas cette chance. Ce baiser, je l'espère, lui aura envoyé un message clair : Greg Delcourt n'est plus à elle.

De là à dire qu'il est à moi, il y a un fossé que je ne vois pas comment combler. Que puis-je lui apporter, en comparaison de ce qu'elle a dû lui offrir ? Elle respire le sexe, la luxure même. Vilain terme utilisé par les hommes d'église, il évoque chez moi une vision du sexe empreinte de dérives, d'actes malsains qui n'ont rien à voir avec l'amour.

Je ne crois pas qu'elle l'ait jamais aimé. Désiré, oui sans l'ombre d'un doute, mais pas aimé. Mais qu'en a-t-il été de lui ?

Tout au long de la journée, le sourire de Greg n'a pas quitté son visage. Il l'a, plus d'une fois, reporté sur moi, m'observant à la dérobée, tandis qu'il s'entretenait avec son comptable, tout au long d'une réunion avec le service technique et pendant un débriefing improvisé lors du déjeuner.

Nous n'avons pas revu Ava et ce n'est pas un mal. Greg a donné des consignes à l'hôtesse d'accueil de l'étage ainsi qu'au service de sécurité, plus resserré à ce niveau de l'immeuble.

Ava ne s'invitera plus et j'en suis heureuse. Je vois en elle une ennemie potentielle, retournée dans sa tanière pour lécher ses blessures et fomenter un coup tordu. Je suis sur mes gardes.

— Et si nous rentrions à la maison, Annabelle ?

Il se tient à la lisière de nos deux bureaux. Il a dénoué sa cravate qui pend négligemment de chaque côté de son cou. Il est beau. Juste beau. Et craquant aussi, son sourire toujours accroché à son visage.

Je l'envisage d'une toute autre manière, désormais. Je songe aux frissons lorsqu'il me touche et aux frémissements étranges qui ont envahi mon ventre, lorsque nous nous sommes embrassés. Je n'arrive pas vraiment à les définir, mais j'ai décidé de les classer dans la catégorie "agréable". Je me prends à découvrir des sensations qui m'étaient jusque-là étrangères et je les recoupe avec celles, plus anciennes et plus humiliantes, que mon cerveau a emmagasinées et traitées comme "normales".

Ce que je crois connaître de tout cela pourrait-il être erroné ? Ce que je considère comme acquis doit-il être remis en question ? Me suis-je fourvoyée en concluant que les rapports homme-femme ne peuvent être que malsains et brutaux ?

Greg Delcourt a-t-il le pouvoir de me montrer autre chose ?

Lorsqu'il a dit qu'un jour, je découvrirais que l'expérience charnelle peut devenir la plus belle chose qui soit, je ne l'ai pas cru. Cette idée m'était insoutenable. Lorsqu'on s'est fait renverser par un autobus, on ne croit plus que les autobus sont sans danger.

Je m'appelle Annabelle et tandis qu'il prend ma main pour nous conduire vers l'ascenseur, en route vers notre chez-nous, je me prends à croire que tous les autobus ne cherchent pas obligatoirement à vous écraser.



Diary of Rebirth Tome 1 : ApprivoiserOù les histoires vivent. Découvrez maintenant