Enfoirés

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Jeudi 30 avril 2015


Non, je ne suis pas un romantique, ni un tendre. Bien sûr, je peux l'être, si je suis motivé. Mais la seule et unique chose qui me pousse à me mettre en quatre pour une femme, c'est l'idée de pouvoir la culbuter à la fin de la soirée, une fois que le rituel des préliminaires intellectuels se termine enfin. Lorsque j'ai éclusé le classique spectacle qui en met plein les yeux, le dîner aux chandelles, avec bijou de chez Cartier à la clé, la balade au clair de lune et le dernier verre dans ma suite.

Tout ce qui peut me mener à dévêtir l'invitée du jour est bon à mettre en œuvre. Ne croyez pas que je déteste cette phase. Elle est indispensable, comme la roue du paon ou la parade nuptiale du flamand rose. Ceci dit, elle n'a pas la moindre valeur romantique, à mes yeux.

Tandis que mon regard est profondément imbriqué dans celui d'Annabelle, alors que mes mains encadrent toujours son visage, je comprends parfaitement que la danse que je vais mener sera très différente. D'abord, parce que son but ultime ne sera pas l'accouplement, mais la conquête d'une certaine confiance. Je n'ai pas menti, lorsque j'ai affirmé à mon père que je voulais l'aider et que je le ferais, avec ou sans son aide.

Mon problème majeur est que je ne sais pas contre quoi je me bats. Gagner sa confiance, soit, mais ensuite ? Si elle refuse de se confier à moi, comment atteindre mon but ? Je dois d'abord m'assurer que je ne serai plus obligé de faire appel à des colosses pour pouvoir la voir.

— Tu n'as pas répondu à ma demande, lui dis-je.

— Laquelle ?

— Celle que je t'ai suggérée à mon arrivée. Reviens travailler avec moi.

— Tu n'étais pas sérieux ? Notre collaboration s'est avérée être un fiasco total, reconnais-le.

Elle a cent fois raison. Je n'ai fait que penser à la mettre dans mon lit, dès le premier jour, et quand j'ai réalisé que ce serait impossible, je me suis conduit comme le dernier des crétins.

— Annabelle, je reconnais que mon comportement n'a pas été très... adéquat.

— Adéquat ? Tu plaisantes, j'espère ? Tu m'as transformée en princesse de contes de fées, pour m'amadouer, puis tu m'as abandonnée au milieu de la foule pour aller cueillir la première fille venue. Tu as scrupuleusement veillé à ce que je ne rate rien du spectacle, à ce que je voie parfaitement où tu l'emmenais, que la porte serait ouverte et tu l'as...

— Culbutée ?

Elle me regarde en rougissant. Le simple verbe « culbuter » la met dans un émoi incroyable. Qui se trouble pour un tel mot, à vingt-deux ans, de nos jours ?

— Tu l'as... culbutée en sachant très bien que j'assisterais au spectacle et, pour finir, tu t'es présenté à moi, totalement nu, me mettant quasiment au défi de me joindre à vous ! Non, en effet, ce n'était pas « adéquat ».

— Tu m'as regardé, Annabelle. Tu as détaillé chaque centimètre carré de mon anatomie. Peux-tu me dire, en me regardant dans les yeux, que tu as détesté ce que tu as vu ?

— Le problème n'est pas là...

— Réponds à la question, lui dis-je, fermement.

Elle semble totalement désemparée. Une fois de plus, je vais trop loin. Une fois encore, je la pousse dans ses retranchements. Elle rougit davantage, et je trouve cela adorable et émouvant. Une vierge rougissante. Sauf qu'elle m'a dit ne pas l'être. Alors, qu'est-ce qui motive cet émoi ?

Elle balbutie quelques mots incompréhensibles et tente d'échapper à mes mains. Enroulant mes doigts autour de sa nuque, je raffermis ma prise et rapproche son visage du mien, ne lâchant pas son regard un seul instant. Je lui dis, d'une voix très douce :

— Réponds juste à ma question. Sois honnête, tu peux faire ça ?

Elle me dévisage. Elle voudrait être honnête, je le sens. Elle me jauge, se demandant où est le piège. Et puis elle répond :

— Je ne ressens que de la peur et du dégoût face au corps d'un homme, Greg.

— Explique-moi pourquoi ?

Mon ton reste doux comme le velours, je veux la mettre en confiance. Mais ses démons intérieurs luttent farouchement contre le désir, que je sens pointer au fond d'elle, de lâcher un peu de la pression qui pèse sur ses épaules depuis un temps sans doute infini.

— Quoi que tu aies à me dire, je te promets de ne pas me moquer. Je te promets de ne pas te juger. Ce genre de chose n'arrivera plus.

Elle hésite longuement, baisse les yeux, laisse échapper une fine larme, choisit de me faire confiance et lâche, lentement, en pesant chacun de ses mots :

— Le peu d'expérience que j'ai des hommes m'a montré que l'usage qu'ils font de leur corps est purement bestial, que leur seul objectif est d'avilir, de faire souffrir, de torturer les femmes, pour le seul aboutissement de leur plaisir animal. La majorité des femmes voient de la beauté dans le corps d'un homme ; moi je n'y vois qu'une bête prête à me déchiqueter. Je ne vois que de la sueur et des larmes. Et si, je l'imagine, les femmes s'extasient sur ton...

— ... sexe ?

— ... sur ton sexe, moi je ne vois rien d'autre qu'une arme dont le but est de provoquer douleur et humiliation.

Elle expire subitement, comme si elle avait dit tout ceci en apnée, ce qui est probablement le cas.

Sa vision des hommes est totalement altérée, et pour cause. Ce que je me refuse à envisager depuis quelques jours, cette hypothèse que je préfère ignorer pour ne pas lui donner corps, est hélas une vérité.

Le combat que mène Annabelle est un combat qui me dépasse. Je dois me rendre à l'évidence, mon père avait raison, je suis très exactement le contraire de l'homme qui pourra lui rendre vie. Qui que soit l'enfoiré qui lui a fait ça, je suis certainement plus proche de lui que du preux chevalier qui la délivrera de ses démons.

Mes mains retombent sur mes genoux. Sans un mot, je me lève et me dirige vers la porte. Elle me laisse aller. Elle est résignée. Je fais très exactement ce qu'elle pensait que je ferais. Je ne suis pas le putain de prince charmant qui viendra la sortir de sa tour d'ivoire. Je ne suis pas armé pour ce combat. Je n'ai pas le cœur pur nécessaire à la panoplie du héros. Je suis un type pourri jusqu'à l'os, je suis l'ombre, là où elle a besoin de lumière.

— Je suis désolé...

Je ne trouve rien d'autre à dire. Décidément, je ne suis pas un homme de formule.

Je me retourne un instant vers Annabelle, juste à temps pour voir ses lèvres murmurer un « Ne me laisse pas », et quitte la pièce en refermant la porte derrière moi.

Je fais quelques pas dans le couloir, m'adosse à un mur le long duquel je me laisse glisser, jusqu'à toucher le sol. Mes jambes sont incapables de me porter plus loin.

De l'autre côté de sa porte, pas un bruit. Pas de pleurs, pas de sanglots. Je l'imagine inerte, assise sur le lit, regrettant de toute son âme d'avoir ouvert son cœur au mauvais gars.

Je me nomme Greg et je suis le pire putain d'enfoiré que cette Terre ait porté.



Diary of Rebirth Tome 1 : ApprivoiserOù les histoires vivent. Découvrez maintenant