Cause perdue

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Jeudi 30 avril 2015

Il se tient dans l'encadrement de la porte, en jean, tee-shirt et baskets. Il porte un blouson de cuir marron. C'est la première fois que je le vois habillé décontracté et ça lui va assez bien, je dois dire.

— C'est vous, tout ce bruit en bas ?

— Oui, c'est moi. Je devais me débarrasser des gorilles qui m'empêchent de venir te voir depuis neuf jours.

— On se tutoie maintenant, si j'ai bien compris...

Il me regarde, amusé. Je suis encore en colère, il le sait et il l'accepte.

— Tu as l'air de te porter beaucoup mieux...

— Ce n'est pas grâce à toi !

— J'en ai conscience, Annabelle.

Il baisse la tête. C'est étrange de le voir ainsi. Il est différent de l'homme sûr de lui, à la limite de l'arrogance, que j'ai côtoyé jusqu'à aujourd'hui.

— Je vais bien, ce n'était rien.

Je tente de minimiser ma présence ici. Je ne veux pas qu'il sache à quel point je suis brisée, à quel point il a réussi à me faire basculer.

— Tu ne t'en souviens sans doute pas, mais j'ai passé deux heures près de toi, ce soir-là, à la clinique à Paris. Je sais parfaitement que c'était beaucoup de choses, mais certainement pas rien. Tu étais dévastée, infiniment pâle, j'ai même cru un instant... Peu importe ce que j'ai cru. Tu semblais totalement perdue. Tu ne peux pas dire que ce n'était rien, Annabelle.

Je le regarde, interdite. Il est venu, il était là-bas... Mais pourquoi ?!?

Je tente de me remémorer les quelques heures qui se sont écoulées, après que l'infirmière m'a déshabillée et allongée dans le lit. Je me souviens à quel point j'étais anéantie par le spectacle de ces deux corps nus, liés par une transe que je ne connais que trop. Bien sûr, je suis consciente qu'elle n'était pas moi. C'est aujourd'hui très clair dans ma tête. Mais ça ne l'était pas, ce soir-là, en les regardant, il m'a semblé voir Snake.

Snake avait facilement quarante ans, il était assez grand et incroyablement musclé, sans doute un body-builder. Il portait de nombreux tatouages, mais celui qui m'a le plus frappé était un serpent, enroulé sur son biceps, la gueule ouverte et les crochets en avant, comme s'il allait les planter dans l'instant. C'est pour cette raison que je l'ai appelé ainsi.

Snake était inventif. Il ne se contentait pas de m'immobiliser sous le poids de son corps, allongée sur le sol, il aimait varier les positions. La première fois qu'il s'en est pris à moi, c'était ainsi. Mon visage écrasé contre le mur et lui, derrière moi, volant mon innocence pour la troisième fois.

Je recule et regarde Greg. Ce n'est pas lui que j'ai vu ce soir-là, enfin, pas que lui. J'ai vu Snake. J'ai vu Snake prenant la rouquine, et puis, je suis devenue la rouquine. Ma respiration s'emballe, mon rythme cardiaque s'accélère, lui aussi, et cette boule qui grossit dans mon estomac, compressant mes poumons, semble expulser le peu d'air qu'ils contiennent. Je recule encore, bute contre le lit et tombe à la renverse.

Rapide, Greg se porte à mon secours, me rattrape et m'assoit sur le lit.

— Annabelle, respire lentement. Tu peux y arriver.

D'un regard affolé, manquant d'oxygène, je lui désigne le sac en papier sur ma table de nuit. Il comprend immédiatement le message, s'en saisit et me le tend. Tandis que je le porte à mes lèvres, Greg s'agenouille devant moi, une main de chaque côté de mes cuisses et il tente de m'apaiser.

— Parfait, Annabelle. Respire aussi lentement que possible. Quelque chose me dit que tu as relevé de nombreux challenges, ces dernières années. Tu es à la hauteur de celui-ci. J'ai confiance en toi. Regarde-moi.

Je plonge mon regard affolé dans le sien et tente de me concentrer sur cet œil noisette qui pétille constamment et sur cet œil bleu, incroyablement bleu aujourd'hui, ni glacial ni sombre, mais fiévreux. Je passe de l'un à l'autre, y découvrant une empathie fébrile, une réelle inquiétude.

Tandis que je me noie dans ses yeux tellement étranges, qu'il me berce de ses paroles d'encouragement, je sens la crise passer doucement. Le mouvement léger de ses mains sur mes cuisses n'a rien d'inconvenant, il ne me touche pas pour me sentir, il me touche pour m'apaiser.

Je baisse enfin le sac en papier, désormais inutile. Il me le prend doucement et le repose sur la table de nuit, sans lâcher mes yeux du regard. Il ne dit plus rien. Il me sourit. Son sourire n'est ni moqueur, ni pervers. Il sourit, tout simplement.

Il s'assoit sur le lit, près de moi, me tourne légèrement vers lui, se saisit de mon visage, plaçant une main légère de chaque côté de mes joues et m'interroge :

— Tu veux bien me dire à quoi tu as songé, pour que cette crise se déclenche ?

Je fais non de la tête.

— Annabelle, je veux t'aider, je le veux vraiment. Mais je ne peux rien faire si tu ne m'accordes pas un minimum de confiance. Je sais que je n'ai rien fait pour la mériter. Je me suis comporté, avec toi, comme un...

— Un sale con ?

Il me regarde, interdit. Ses sourcils se froncent, il baisse les yeux un instant, comme s'il réfléchissait à cette option, puis revient les planter dans les miens. Quelque chose me dit qu'on ne l'a jamais insulté ainsi. Je regrette un peu mon impulsivité, alors qu'il y a quelques minutes à peine, il m'aidait à combattre mes démons.

— Va pour le « sale con ». C'est plutôt un bon résumé de ce que j'ai été ce soir-là.

Il sourit de nouveau, un sourire navré et fataliste...

— Ce n'était pas approprié...

— C'est la vérité, autant la dire. Personnellement, j'aurais utilisé le terme « enfoiré », mais ce n'est qu'une histoire de synonyme.

— Ça te va plutôt bien, en effet !

Ses yeux brillent, maintenant. Il se retient manifestement de rire. Il se moque de moi. Je m'écarte un peu, boudeuse.

— Je ne me moque pas de toi, Annabelle. Je constate juste que tu es la seule personne qui puisse me traiter de sale con ou d'enfoiré, sans que je ne la renvoie ou ne l'assomme.

Je ris à mon tour et me détends. Ses mains se repositionnent sur mes joues, ses pouces les effleurent et, l'espace d'un instant, comme une réminiscence du passé, je reconnais cette douce caresse apaisante, je la sens également sur mes lèvres. J'ai déjà vécu cela, il a déjà fait cela.

— Pourquoi ai-je la sensation que j'ai déjà senti tes doigts carresser mon visage, comme tu le fais à l'instant ? Pourquoi ce geste m'est si familier ?

— Sans doute parce que je l'ai déjà fait. À Paris. Pendant que tu dormais.

— Pourquoi aurais-tu fais cela ?

— Je ne savais pas quoi faire d'autre, je voulais t'apaiser, t'apporter du réconfort. Je ne suis pas très doué à ce genre de jeu, Annabelle. La tendresse n'est pas vraiment mon fort. Quant à ce qui est de s'occuper de quelqu'un d'autre que moi-même, je manque de la pratique la plus élémentaire.

Le regard contrit qu'il me lance alors m'attendrit et me fait sourire.

Je me nomme Annabelle Maury, j'ai vingt-deux ans, et tandis que je constate soudain que les mots me sont revenus, je me prends également à penser que Greg Delcourt, sous ses dehors agaçants, n'est peut-être pas la cause perdue que j'imaginais.



Diary of Rebirth Tome 1 : ApprivoiserOù les histoires vivent. Découvrez maintenant