Réveil en douceur

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Lundi 4 mai 2015

Ma montre sonne 7h15, comme chaque matin. Mon réveil est toutefois différent : un corps chaud dort contre le mien.

Je suis dans la chambre d'Annabelle. Allongé sur le côté, tout habillé, je la tiens dans mes bras. Ses cheveux chatouillent mon menton qui repose sur sa tête. Mes mains se rejoignent sur son estomac, son dos repose contre mon torse. Elle dort paisiblement, une main posée sur la mienne et l'autre étendue sous l'oreiller. Je respire l'odeur de miel qui se dégage de sa chevelure, appuie légèrement ma main sur son ventre, pour le sentir se soulever doucement, au rythme de ses inspirations. C'est le calme avant la tempête. Ce matin, j'ai un combat à mener. Il est temps d'affronter Anne Maury et Antoine Delcourt.

Lentement, je dégage mes bras qui la quittent à regret. Lorsque je repose délicatement sa tête sur l'oreiller, un léger soupir s'échappe de ses lèvres, mais elle ne se réveille pas. C'est mieux ainsi. Sans bruit, je me lève et remonte la couette sur son corps, que je devine gracile sous la fine étoffe de sa chemise de nuit. À la voir si paisible et si belle, on croirait un ange.

Je suis ridicule. Je m'en rends très bien compte. Je ne suis plus moi-même lorsque je suis près d'elle. Elle fait de moi un être stupidement heureux et m'inspire un sentiment romantique proprement écœurant. Je dois reprendre le contrôle de mes émotions.

La porte de la chambre est grande ouverte. Je suppose que nous avons été étroitement surveillés pendant la nuit. Je ne m'en offusque même pas. Je franchis le seuil et entends, au loin, des casseroles qui s'entrechoquent. L'affrontement se déroulera donc dans la cuisine.

Lorsque j'y arrive, je découvre mon père, déjà prêt à partir au bureau. Il est assis à la petite table en formica et sirote un café, tandis qu'Anne lui sert ses sacro-saints œufs brouillés. Ils s'aperçoivent de ma présence, lèvent la tête dans un bel ensemble et me gratifient d'un bonjour. Anne me désigne une chaise et m'invite à m'y asseoir. Il semblerait que je ne sois pas le seul à attendre cette conversation. Je m'installe, elle me sert un jus d'orange, tandis que mon père verse dans un bol le quart de litre de café qui m'est nécessaire, chaque matin.

Antoine prend finalement la parole :

— Tu as été très bien avec Annabelle, cette nuit, Fils.

— J'ai fait de mon mieux, papa.

— Oui, mais tu l'as fait avec ton cœur, je t'ai observé. La chaise que tu avais placée pour bloquer la porte n'a pas résisté bien longtemps, dit-il comme pour s'excuser de son indiscrétion.

— Nous étions inquiets, explique la mère d'Annabelle.

— Je comprends. Je n'aurais moi-même pas été rassuré de la savoir en ma compagnie, dis-je en souriant.

Je suis l'homme qui collectionne les femmes et les jette après usage. Je suis le type qui a baisé une parfaite inconnue devant elle pour la punir. Je ne me confierais même pas un poisson rouge.

— Pourquoi était-elle enfermée dans sa chambre. Est-ce vous qui l'y contraignez, Anne ?

Elle sourit tristement.

— Personne ne l'enferme, Greg. Elle le fait elle-même. Annabelle a besoin d'un rituel bien précis pour s'endormir, chaque soir. Elle a besoin de se sentir en sécurité. Fermer sa porte à clé et la ranger dans le tiroir de sa table de nuit clôture ce rituel. J'ai ma propre clé.

Je me suis fait un film, visiblement. J'ai imaginé que Mme Maury séquestrait sa fille, la nuit venue. Je suis ridicule, une fois de plus. Mais autre chose me chiffonne.

— Pourquoi était-elle seule ? Si, comme je le crois, elle est coutumière de ces cauchemars, pourquoi être sortis si tard ?

— Ma fille a longuement insisté pour que je me change un peu les idées. Elle s'est mise en tête que j'ai gâché ma vie, ces dernières années. Elle veut que je recommence à sortir et à vivre pour moi-même. Hier soir, j'ai cédé à sa demande et j'ai pensé un peu à moi. Croyez bien que je le regrette.

Mon père se lève et se positionne derrière elle, ses larges mains posées sur ses épaules.

— Ne te fais pas de reproches, Anne. Tu n'es pas responsable de ses cauchemars.

Elle est accablée par le remords. Je songe à ce qu'a dû être sa vie, depuis que... cette chose est arrivée.

— C'est arrivé il y a cinq ans, c'est bien ça ? Vous l'avez évoqué hier matin, à la clinique...

— Oui, Greg. Ça fera cinq ans cet été.

— Je ne vous demande pas de détails, mais j'ai besoin de savoir un minimum de choses pour l'aider. Car je vais l'aider et vous ne m'en empêcherez pas, je peux vous l'assurer, me crois-je obligé d'ajouter avec défiance.

Ni l'un ni l'autre ne s'élève contre cette affirmation.

— Que voulez-vous savoir, Greg ?

— J'en suis arrivé à la conclusion qu'elle a été violée...

— C'est exact. Annabelle a été enlevée, séquestrée, violée, torturée et laissée pour morte. Elle avait dix-sept ans.

Anne Maury prononce cette phrase avec un calme impressionnant et un détachement qui glace le sang. C'est sans doute sa manière à elle de prendre de la distance. Quant à moi, je suis atterré. Ce qu'elle a vécu est encore pire que ce que j'avais imaginé. Je suis anesthésié, incapable de réagir. Je pose mon menton entre mes mains dont je recouvre mon visage. Je dois reprendre le contrôle, une fois de plus.

— Le salaud qui a fait ça est en prison ?

Sa réponse me glace le sang :

— Ils n'ont jamais été retrouvés.

Le « ils » finit de m'anéantir. Je ne veux pas en savoir davantage. Pas pour le moment, en tout cas. Je frôle dangereusement mes limites personnelles.

Un léger reniflement me sort de ma torpeur. Annabelle se tient debout, à l'entrée de la cuisine et nous observe avant de parler enfin, sur un ton empreint de reproche :

— Est-ce que vous êtes en train de parler de moi ? Est-ce que vous êtes en train de parler de... ça ?

Le « ça » a, dans sa bouche, l'amertume du dégoût, de l'interdit, de l'intolérable.

— Viens t'asseoir avec nous, lui dis-je en tirant la chaise près de moi. Tu dois prendre un bon petit déjeuner. Nous devons être au bureau à neuf heures, ce matin. Tu n'as pas oublié ?

— Tu... Tu veux toujours de moi comme assistante ? Après cette nuit... Après tout ça ?

Elle désigne la table et la balaie d'un geste de la main, à distance, comme si le contenu de la conversation que je viens d'avoir avec Anne et Antoine, était répandu sur la nappe en dentelle.

— Bien sûr que je veux de toi, quelle question ? Aurais-tu changé d'avis ?

Ma réponse semble la rassurer. Elle fait non de la tête, se retourne et s'élance vers l'escalier.

— Alors, je dois aller prendre une douche et m'habiller.

— Et ton petit-déjeuner ?

Je dois crier pour me faire entendre, elle est déjà loin.

— J'ai pas faim ! me répond-elle, criant elle aussi.

Je me nomme Greg Delcourt, je viens d'entendre une vérité bien pire que celle que je pensais détenir. J'ai aussi découvert que IL prend désormais un S. Ma vie bien rangée et contrôlée vient de prendre un virage à 180 degrés.



Diary of Rebirth Tome 1 : ApprivoiserOù les histoires vivent. Découvrez maintenant