Espoir

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Lundi 13 avril 2015

Comme un diable sorti de sa boite, je jaillis du canapé où j'ai repris connaissance et fonce droit devant moi. Je franchis la porte de son bureau, me précipite dans l'ascenseur et appuie frénétiquement sur le bouton RDC, priant secrètement pour que les portes se referment sur moi.

L'ascenseur amorce sa descente et, tandis qu'il m'emmène lentement mais sûrement vers le hall, je me tourne vers le grand miroir qui orne le fond de la cabine. J'ai l'air d'une folle. Mes cheveux sont emmêlés et tombent devant mes yeux, eux-mêmes injectés de sang. Mes pupilles sont dilatées, je suis livide et j'ai l'air aux abois.

L'ascenseur s'ouvre sur le vaste hall de l'immeuble DELCOURT, et je m'élance vers la sortie comme si le diable en personne était à mes trousses.

En réalité, je suffoque. J'ai besoin d'avaler l'air du dehors à grande goulées, j'ai besoin du vent, j'ai besoin... J'ai besoin de rentrer chez moi et de prendre une longue douche brûlante.

Il m'a touchée. Il m'a tenue dans ses bras, tout contre lui. J'ai senti son odeur : un mélange de parfum, d'après-rasage et quelque chose de plus animal, de plus fauve qui m'a fait basculer cinq ans en arrière, dans cette maison isolée, au milieu de nulle part, où les murs décrépis semblaient tenir debout par magie. Elle était constituée, en tout et pour tout, d'une grande pièce à vivre faisant tout à la fois office de salle à manger, de cuisine et de chambre. Une toute petite salle de bain complétait l'ensemble. L'odeur qui se dégageait des lieux était dominée par les relents de cuisine et par la moisissure.

Mais, ce qui ne quitte jamais ma mémoire, depuis cinq ans, c'est leur odeur à EUX. Lorsqu'ils m'avaient posée sur le sol de la maison, j'avais immédiatement tenté de m'échapper, avec le fol espoir que, si je franchissais le seuil de la maison avant que la porte ne se referme, j'aurais peut-être une chance de m'en sortir. Mais l'un d'entre eux m'avait saisie par les cheveux et m'avait plaquée contre lui.

— Où tu vas comme ça, ma jolie ? La fête n'a pas encore commencé, et tu veux déjà nous faire faux bond ? C'est pas très gentil, ça.

Et il m'avait balancée dans les bras d'un de ses acolytes qui m'avait ensuite jetée violemment vers un autre et, pendant un temps que je ne saurais évaluer, ils avaient continué à se renvoyer mon corps comme une simple poupée de chiffon. À chaque fois, des bras m'enveloppaient. À chaque fois l'odeur âcre de leur sueur et âpre de leur désir se mêlaient et m'envahissaient jusqu'à la limite du vomissement.

Leurs mains se frayaient un passage sous mon tee-shirt, caressaient mes seins, soupesaient mes fesses, risquant une main dans mon jean, et je hurlais, je pleurais, je suppliais. Qu'aurais-je pu faire d'autre ?

Ma tête tourne, mes sens accrus, je navigue dans une sorte de dimension virtuelle où se mêlent le présent et le passé. Je me jette dans la rue comme si ma vie en dépendait et je cours le long du trottoir. Je ne sais pas où je vais, je ne sais pas comment rentrer, mais ce que je sais, c'est que je dois m'éloigner d'ici, m'éloigner d'eux, de lui...

Mes pieds me font mal. Je n'ai plus de chaussures. Je ne sais même plus quand je les ai perdues. Mais ça n'a pas d'importance. Je cours droit devant moi, vers un petit square ombragé où j'aperçois des enfants courser un ballon en riant. Ma fuite s'achève ici, sur un banc de ce square paisible. Des mamans poussent des landaus, donnent des biberons, encouragent leurs enfants qui jouent à la balle. Les cris d'enfants résonnent de vie, et je me sens apaisée. Ici, je suis en sécurité. Je vais pouvoir reprendre mon souffle...

Une femme s'approche prudemment de moi, mes chaussures dans une main, mon sac dans l'autre.

— Ce monsieur là-bas m'a demandé de vous donner ceci. Il dit que c'est à vous...

Elle me montre du doigt l'entrée du square où se tient une haute silhouette que je ne reconnais pas de prime abord. L'homme reste à l'écart. Il me regarde, décontenancé, et me fait un petit signe de la main. C'est Greg Delcourt...

Il saisit son téléphone, pianote un instant, puis me regarde à nouveau. Mon téléphone sonne dans le fond de mon sac. Je le cherche frénétiquement. Il est mon seul moyen de rentrer chez moi. Je décroche enfin.

— Melle Maury ?

— ... Oui ?

— J'ai pensé que vous souhaiteriez rentrer chez vous. J'ai appelé un taxi et il vous attend juste derrière moi. Vous le voyez ?

Je me lève et étends le cou jusqu'à apercevoir le véhicule qui patiente le long du trottoir.

— Je le vois, oui.

— Bien, alors je vais m'éloigner. Je vous conseille de remettre vos chaussures et de vous diriger vers ce taxi. Il vous emmènera là où vous voudrez. Il a été largement payé, ne vous souciez pas de ce détail.

Sa voix est douce, presque monocorde. Il me parle comme à une enfant, d'un ton posé, extrêmement calme.

— ... Je vous remercie... Je ne sais pas que dire...

— Ai-je fait quelque chose qui vous a déplu ? Je veux dire... Me suis-je montré inconvenant, vous ai-je fait peur d'une quelconque manière ? J'aimerais comprendre.

— Je ne... Non, pas que je me souvienne, M. Delcourt. J'ai juste cru... J'ai pensé que vous... Je me suis égarée...

— Annabelle ?

— Oui ?

— Rentrez chez vous. Reposez-vous. Et si demain vous vous en sentez capable, le poste est toujours à vous. Nous sommes de toute évidence partis du mauvais pied et j'ai ma part de responsabilité dans ce désastre. Si vous le voulez bien, nous pourrions peut-être oublier cette lamentable matinée et recommencer à zéro. Qu'en pensez-vous ?

Sincèrement, je ne vois pas comment je pourrai retourner là-bas, mais je sens bien qu'il fait un effort. Il ne m'a rien fait, après tout. Ce sont mon passé et mes souvenirs qui ont pris les commandes de ma vie, une fois de plus.

J'ai survécu à tellement de choses, j'ai enduré tellement de souffrance, j'ai laissé mes peurs mener la danse. Je ne peux pas continuer ainsi éternellement. Je suis enfin sortie de la maison, j'ai marché, couru dans la rue, sans chaussures qui plus est. Pourquoi renoncer au premier écueil ?

— Je crois que nous pourrions réessayer, M. Delcourt. Je ferai mieux demain, je vous assure.

— Je vous fais confiance, Annabelle. Vu les circonstances, je doute que cela puisse être pire...

Il sourit. Moi aussi.

— À demain, Monsieur.

— Annabelle ?

— Oui ?

— Peut-être pourriez-vous m'appeler Greg ?...

Il sourit encore, l'air embarrassé. Il est gêné, c'est évident. Je ne crois pas qu'il fréquente habituellement des hystériques de ma race. Je hoche la tête. Il raccroche et retourne d'un pas calme vers ses bureaux.

Je le laisse s'éloigner un moment puis, me saisissant de mon sac et de mes chaussures que j'enfile péniblement, je me dirige vers le taxi qui m'emporte bientôt vers la quiétude du mas provençal familial.

Je me nomme Annabelle Maury, j'ai vingt-deux ans. Je viens de vivre une matinée épouvantable mais, pourtant, je sens poindre en moi quelque chose qui ressemble à de l'espoir.


Diary of Rebirth Tome 1 : ApprivoiserOù les histoires vivent. Découvrez maintenant