Le bon Docteur Schmitt

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Mardi 28 avril 2015

Le soir tombe et Maman vient de partir. Je suis enfin seule avec moi-même.

Allongée sur le transat de la terrasse de ma luxueuse chambre financée, à n'en pas douter, par Antoine Delcourt qui ne quitte pas Maman, j'arrive au terme de ma réflexion. Il me reste la douloureuse tâche de prendre les décisions qui s'imposent et qui, peut-être, changeront le cours de ma vie.

Il a été assez aisé de pointer du doigt ce qui gâche ma vie actuelle, ce qui la pollue et m'empêche d'avancer. Je suis arrivée à la conclusion que je ne peux pas continuer ainsi. Deux choix s'offrent à moi.

Le premier est celui de la facilité, celui qui sera le moins douloureux, celui qui mettra fin à ces cinq ans de calvaire incessant et qui m'apportera la paix.

Le second est beaucoup plus difficile. Il sera long, douloureux, semé d'embûches. Il y aura des moments de doute, des moments de détresse, mais il y aura aussi, parfois, de petites victoires qui, cumulées les unes aux autres, avec beaucoup de chance et de courage, m'amèneront vers la lumière. Un combat féroce contre moi-même et contre mon passé et ses fantômes. Suis-je à la hauteur de ce combat ? Ne m'apportera t-il pas plus de douleur que de soulagement ? Et la véritable question : ai-je envie de le mener ?

En cette fin de journée, tandis que la nuit tombe lentement sur Marseille, je suis résolue à poser le choix qui s'impose : vivre ou mourir. Une fois ce choix fait, je mettrai tout en œuvre pour le mener à bien.

Il est tellement plus simple de m'imaginer mettre un terme à ma vie, et cette idée, qui ne m'a jamais quittée depuis mon réveil en octobre 2010, m'est douce. Pourtant, si elle a été dans mon esprit chaque matin au réveil, découvrant la triste réalité de ma condition, et chaque soir, avant de m'endormir, épuisée par la souffrance morale endurée, je ne l'ai jamais mise en œuvre.

Je me suis accrochée à ce dogme que Maman m'a mis en tête :« Dieu ne t'impose jamais une épreuve que tu ne peux surmonter ». Et celui-ci, encore meilleur :« Choisir de mourir c'est perdre la foi en la miséricorde et en l'amour infinis de Dieu ».

Il faut être en dehors de la douleur pour prêcher de telles paroles. Dieu devait avoir une haute opinion de moi pour m'envoyer une telle horreur et imaginer que je serais capable de la surmonter. Je suis flattée d'avoir été placée aussi haut dans son estime, mais je crains qu'il n'ait fait fausse route, ou qu'il ne m'ait confondue avec quelqu'un d'autre.

Personne ne devrait avoir à vivre une chose pareille. Personne ne devrait avoir à souffrir autant, et si Dieu m'a envoyé cette ignominie pour éprouver ma foi, alors je le hais du plus profond de mon âme ravagée.

*****

Quatre jours plus tôt...

Ces deux derniers jours, j'ai beaucoup dormi et j'ai peu rêvé. J'imagine que le cocktail prescrit par le bon Docteur Schmitt et qui coule dans mes veines, goutte à goutte, n'y est pas étranger. Toutefois, il m'empêche de réfléchir et ça ne me plaît pas. Je ne doute pas que ses intentions soient bonnes, mais je sais, en mon for intérieur, que la solution ne se trouve pas dans le sommeil, mais dans la réflexion, l'introspection.

Si je ne parle plus, si je me suis enfermée dans une bulle protectrice, c'est pour m'éloigner du monde et me concentrer sur moi-même. Je me suis découverte égoïste envers Maman, et je persiste malgré tout, pour mon propre bien. Je flotte dans ma bulle, entre deux eaux, le cerveau paralysé par les médicaments, la volonté muselée. Aussi agréable que soit cette situation, je dois y mettre fin.

Pour Maman, pour le Docteur, j'ai besoin de ne penser à rien, de me ressourcer. Mais ils ont tort. Ce dont j'ai besoin, c'est de réfléchir à ce que je suis, à ce que je veux devenir, ou pas. J'ai besoin de revenir sur ces cinq dernières années, avec détachement, comme si j'assistais à une projection cinématographique. Je dois observer sans m'identifier, même si je sais parfaitement que le film est l'histoire de mon parcours.Je dois constater par moi-même les ravages causés par cette longue période. Je dois me regarder évoluer, passer du statut d'adolescente insouciante à la femme que je nie aujourd'hui.

Être une femme, mon esprit le refuse. Parce qu'être une femme, et non plus une enfant, c'est rentrer dans le monde des adultes et de la sexualité. De tout temps, les mères disent à leurs filles, avec fierté, lors de leur première menstruation :« Tu es une femme, maintenant. » Bien entendu, dans leur esprit, cela ne signifie pas : « Tu vas enfin pouvoir faire l'amour » ! Bien sûr que non ! Une mère digne de ce nom ne l'envisagerait pas de cette façon. Mais, dans son esprit, cela signifie que sa fille est apte à procréer et donc à devenir une mère, comme elle. La mienne me l'a dit, à moi aussi, à l'aube de mes seize ans, quand la nature a fait de moi une pseudo femme. Elle était fière. Moi, j'étais mortifiée.

Faire étalage de ce sang qui coulait, l'annoncer fièrement à mon père, qui a botté en touche et s'est réfugié dans la cuisine, à ma grand-mère, qui a constaté qu'il était plus que temps, cette célébration d'une potentielle et future création de la vie, m'avait horrifiée...

Mais je ne suis plus la future mère en devenir. Mon corps lui-même le refuse. Au terme de quatre jours d'enfer et de trois mois de coma, mes règles avaient disparu et n'ont jamais réapparu. Le traumatisme, le choc psychologique, l'inconscient, le subconscient, toutes les explications possibles m'ont été données pour expliquer ce phénomène. Rien de physique. Tout dans la tête.

Ça n'a jamais été un drame pour moi. Je n'ai jamais envisagé avoir une vie de couple, et encore moins des rapports intimes. Mais ma mère, elle, ne désespère pas de voir le processus se débloquer. Ma mère rêve d'une fille idéale, d'une fille qui n'a pas été violée et torturée, d'une fille dont l'esprit n'a pas plongé dans le chaos, d'une fille comme les autres, de la fille dont on l'a privée...

Tandis que j'en suis là de mes réflexions embrumées, je prends une décision. Je ferme le petit robinet qui rythme le débit de ma perfusion et, doucement, je décolle le pansement transparent qui recouvre le cathéter, planté sur le dessus de ma main droite. Je saisis une compresse dans le paquet qui reste toujours sur ma table de nuit et retire ce qui me lie aux drogues que préconise le bon docteur Schmitt.

Je me nomme Annabelle, j'ai 22 ans, et j'ai décidé qu'il est plus que temps pour moi de sortir du brouillard.



Diary of Rebirth Tome 1 : ApprivoiserOù les histoires vivent. Découvrez maintenant