Mardi 28 avril 2015
Ce matin, Maman m'a demandé si Greg m'avait fait du mal. Elle a voulu savoir s'il m'avait touchée, s'il avait tenté de me forcer à faire des choses, le soir où ils sont venus me chercher à Paris. Derrière elle, en retrait, il y avait Antoine, le père de Greg. Ses sourcils étaient froncés, sa tête baissée, et je savais qu'il guettait ma réponse.
J'ai fait non de la tête, énergiquement, en fronçant les sourcils et en prenant une mine horrifiée. Elle a expiré lentement, comme si elle se retenait de respirer depuis de longues minutes. Antoine s'est alors approché de mon lit, gardant une certaine distance. Il m'a interrogée sur la soirée en question. Il a insisté gentiment sur la possible responsabilité de son fils dans ma rechute. Je ne lui ai rien dit. De toute manière, je ne parle plus. Pas encore. Je n'ai pas terminé.
Je ne lui ai pas dit que, pour se venger de mes paroles, Greg m'a abandonnée au milieu d'une salle pleine à craquer d'inconnus, qu'il a ensuite emmené une femme rousse dans un petit salon et qu'il l'a... lui a... comment dire cela ?
« Bon sang, Annabelle ! Les mots ne tuent pas ! Dis les choses ! »
Qu'ils ont eu une relation sexuelle. Et que, quand je les ai découverts, il s'est tourné vers moi, totalement nu, se moquant de ma terreur, fier de m'avoir ébranlée au point de provoquer l'impensable : j'ai versé des larmes, de vraies larmes !
Pour comprendre à quel point c'est incroyable, il faut connaître les faits. Pour une raison que j'ignore, depuis que j'ai repris connaissance, à l'automne 2010, je ne peux plus pleurer.
Ce n'est pas tout à fait exact : je pleure. Mais je ne verse pas de larme. J'ai pleuré des milliers de fois ces cinq dernières années, mais sans extérioriser. Cinq ans que les larmes n'ont plus franchi le seuil de mes paupières, que leurs traînées salées n'ont pas laissé de sillons sur mes joues, cinq ans que, lorsque je pleure, mes larmes se déversent directement dans mon âme et, lorsqu'elles dévalent avec force en moi, tel un torrent incontrôlable, je me noie.
*********
Six jours plus tôt...
Lorsque je me réveille, je me trouve dans un endroit que je ne connais pas ou plutôt que je ne connais que trop bien. Le blanc glacé d'une chambre d'hôpital, le bip régulier du scope.
J'ai cru que tout allait recommencer : le réveil dans la chambre blanche, après l'innommable et les trois mois de coma, les souvenirs qui affluent comme autant de lames aiguisées s'enfonçant dans mon âme. J'ai cru que les hurlements allaient revenir.
Et puis le visage de Maman s'est penchésur moi.
— Tout va bien, Annabelle. Nous sommes à Marseille, dans la clinique du Dr Schmitt, où tu pourras te reposer quelques jours.
Ma respiration s'est accélérée, mon pouls s'est emballé. Non, rien ne va ! Je suis où ? Je suis quand ? Je suis qui ?
Suis-je l'Annabelle de 2015 ou bien celle de 2010 ? Celle de 2015 n'a-t-elle jamais existé ailleurs que dans mon esprit dérangé ? Vais-je devoir retraverser ces cinq années de cauchemar ? L'air manque dans mes poumons. Je veux m'enfuir d'ici, ça ne peut pas recommencer ! Ça ne peut pas être vrai.
Maman blêmit, se jette sur la sonnette, la serrant dans ses mains crispées. Elle se rue sur la porte et crie. Elle appelle au secours ; elle panique, elle aussi. Moi, je suffoque, les larmes déferlant de nouveau à l'intérieur, en un torrent dévastateur. Je me noie encore et encore, sans jamais sombrer dans l'inconscience. J'agonise perpétuellement...
Un homme vêtu d'une blouse blanche apparaît à la porte de la chambre et s'approche de mon lit. Il fait signe à une infirmière qui installe un pochon de je ne sais quoi sur la perfusion qui troue le dessus de ma main.
— Annabelle ! Regardez-moi ! Concentrez-vous sur moi, sur ma voix, me dit-il d'un ton monocorde.
Je lui obéis. Je le connais.
— Nous sommes le mercredi 22 avril 2015, Annabelle. Tout va bien. Hier, vous avez eu un léger malaise et un chauffeur de taxi vous a conduite à l'hôpital. Votre Maman est venue vous chercher et vous a ramenée à Marseille, cette nuit, dans ma clinique, afin que vous vous reposiez. Vous vous en souvenez ?
Oui, je m'en souviens, maintenant.
Nous sommes en 2015, je vais bien, je peux gérer ça, je peux le contrôler, je peux tenir le chaos à distance, je sais le faire.
Les flots refluent lentement ; les cascades de larmes se tarissent peu à peu. Je remonte doucement à la surface, cherchant l'air qui manque à mes poumons, et je le trouve. Il s'engouffre, emplissant ma poitrine et alimentant enfin mon cerveau.
Je me souviens d'hier soir. Je me souviens de la soirée, de Greg et de cette femme rousse, de ce que j'ai vu et de ce qu'il m'a montré de lui. Je sais où je suis, je sais pourquoi je suis ici, je sais ce qui a motivé tout cela. Maman est ici avec moi. Je ne fais pas de cauchemar, je ne suis pas retournée dans le passé. Il faut juste que je me reprenne.
— C'est une crise d'angoisse. Elle s'est réveillée dans un environnement similaire à celui de son réveil en 2010. Elle a paniqué. Nous aurions dû l'anticiper.
Le médecin semble contrarié, mais il rassure Maman, tandis que je sombre dans les ténèbres rassurantes du sommeil.
Lorsque j'ouvre à nouveau les yeux, il est plus de midi et les choses sont plus claires. Je n'ai plus peur d'être ici.
Maman dort près de moi, dans un fauteuil profond. Elle semble tellement vidée. Toutes ces années à me soutenir à bout de bras, à veiller sur mon sommeil torturé, à se soucier de moi, de ma santé physique et mentale, ont fait d'elle une femme au bord de l'épuisement. Elle ne tiendra plus longtemps, je le vois sur son visage. Elle pourrait être heureuse, vivre une histoire d'amour avec Antoine. Je sais qu'il en meurt d'envie, lui aussi. Mais je suis, sans le vouloir, un obstacle au bonheur de Maman.
Je n'y avais jamais pensé en ces termes. Je ne m'étais jamais demandé ce qu'aurait été sa vie sans tout ça, sans ce fardeau qui pèse sur ses épaules depuis cinq ans. Serait-elle encore avec Papa ? Tout cela doit cesser. Je dois cesser de détruire sa vie. Elle a le droit d'être heureuse. Elle m'a tellement donné.
Et moi ? À quoi ai-je droit ? Ai-je le droit de cesser de payer, jour après jour, pour les crimes que d'autres ont commis ? Combien de temps vais-je encore accepter de verser des larmes sur moi-même ? Combien de temps vais-je accepter que mon passé détermine mon futur ?
— Tu es réveillée, ma chérie, me dit Maman en me souriant. Tu te sens mieux ?
Je la regarde, mais ne réponds rien. Je dois d'abord songer à toutes ces questions qui se bousculent dans ma tête. Je dois réfléchir. J'ai besoin de réfléchir. Je ne peux pas m'encombrer du reste. Je ne veux pas parler avec les autres. Je veux me parler à moi-même.
Je m'appelle Annabelle et j'ai décidé d'écouter ce que j'ai à me dire.
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Diary of Rebirth Tome 1 : Apprivoiser
RomanceAnnabelle Maury a vécu l'innommable. Réfugiée au sommet de la tour d'ivoire dans laquelle elle s'est enfermée, elle n'attend plus rien de la vie. D'autant que les loups rodent toujours... Greg Delcourt est un homme désabusé. Il a perdu confiance e...