Hétérochromie

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Lundi 13 avril 2015

— Allez, on y va, Annabelle ! Ce n'est pas le moment de te poser des questions. Mets un pied devant l'autre et grimpe dans la voiture !

Je fixe, muette, la porte d'entrée, ouverte sur la cour gravillonnée de notre maison, où attend la C4 flambant neuve que s'est offerte Maman, il y a moins d'une semaine. Elle est rouge pompier, on ne peut pas la louper. Maman en est très fière, car c'est sa toute première voiture neuve, achat bien entendu assorti d'un solide crédit sur quelques années, mais on n'a rien sans peine, comme elle dit.

Je sais qu'elle ne renoncera pas, cette fois. Elle a tenté de me faire sortir de la maison des centaines de fois, sous un tas de prétextes, agitant toute sorte de carottes pour me faire sortir : shopping, piscine, restaurant, bibliothèque, cinéma, vacances, plage, j'en passe et des meilleures. Mais je n'ai jamais pu me résoudre à franchir la porte d'entrée depuis près de cinq ans, pas même pour me promener dans le jardin.

Mais cette fois, c'est différent : elle a fait du charme à son patron, Antoine Delcourt, le magnat des entreprises DELCOURT, numéro un de l'immobilier français. C'est un homme affable et prévenant que Maman reçoit parfois à dîner et qui semble ne pas lui être indifférent.

Il est gentil avec Maman, mais il en impose : 1m90, brun, solide, carré, des sourcils épais surmontant de larges yeux marrons perçants et vifs. À cinquante-huit ans, il est encore très bel homme et couve ma mère d'un regard bienveillant. Il se passe quelque chose entre ces deux-là.

Antoine Delcourt est veuf depuis de longues années. Sa femme, Rose, a été emportée par un cancer du sein, peu après avoir donné naissance à Grégory, leur fils unique.

Grégory Delcourt (mais il faut l'appeler Greg m'a dit Maman ; il déteste qu'on l'appelle Grégory) a vingt-huit ans. Élément brillant, doté d'un QI de 155, il a décroché son bac avec mention très bien, peu avant ses seize ans, puis s'est lancé dans une licence informatique suivie d'un master en Bio Informatique et Modélisation.

À dix-huit ans, il a développé une application dans le domaine biomédical. J'ignore quoi exactement, mais un truc suffisamment innovant et révolutionnaire pour qu'il soit approché par les plus grandes entreprises dans ce domaine. Il a rejeté les multiples propositions de rachat de son brevet, refusant des sommes colossales, et s'est lancé seul, soutenu financièrement pour moitié par une banque aventureuse et pour l'autre moitié par son père.

Aujourd'hui, il emploie près de vingt mille personnes, réparties sur plusieurs continents. Il est en contrat avec le gouvernement français (mais pas que lui) et brasse des sommes colossales. C'est ce qu'on appelle une success story.

Et il s'est laissé convaincre par son père de m'embaucher pour les six mois à venir, en tant que secrétaire personnelle, le temps du congé maternité de Martha, qui le seconde depuis huit ans.

J'ai tout à la fois la pression que me met ma mère quant à la dette qu'elle a envers Antoine, et celle qui m'envahit à l'idée de remplacer Martha dans un rôle qu'elle maîtrise certainement à la perfection.

C'est donc la peur au ventre que je franchis la porte de notre maison et que je m'installe dans la voiture de Maman.

**********

— Bien ! Soyons clairs ! M. Delcourt est un patron exigeant. Il n'a pas de temps à perdre en futilités, son temps est extrêmement précieux et votre travail consistera à l'optimiser au maximum. Vous comprenez, Mademoiselle Maury ?

Le dragon qui s'adresse à moi se nomme Ava Brown. Elle est américaine et se trouve être le bras droit de Greg Delcourt. Environ trente ans, elle est élégante, grande, blonde et extrêmement désagréable. Je ne suis pas la bienvenue, ça me paraît très clair.

Quand j'ai été introduite dans son bureau, elle ne m'a pas serré la main. Ce qui me va très bien. Mais elle ne m'a pas non plus saluée ni même regardée. Elle m'a fait attendre, debout devant son bureau, pendant ce qui m'a semblé durer des heures, puis a enfin daigné m'accorder un regard. Et elle a commencé à parler.

Cela fait maintenant une demi-heure que je suis debout, et elle m'assomme de recommandations et d'avertissements en tout genre, lançant de-ci de-là des réflexions désagréables sur ma tenue, sur mes cheveux, sur mon manque de références, dans l'espoir, peut-être, que je m'enfuie en courant et que je cesse de lui faire perdre son temps.

Je me suis rarement sentie aussi nulle et inutile, et je sens déjà poindre les larmes qui ne franchiront jamais le seuil de mes paupières.

— Eh bien ! Vous êtes muette ? Ou sourde peut-être ? Ai-je été assez claire ? Pensez-vous pouvoir réaliser ne fût-ce qu'un dixième de ce que je vous ai demandé ?

Je tente de respirer, d'imaginer le calme d'un lac, comme me l'a appris le Dr Schmitt, mais je ne peux m'empêcher d'hyperventiler lamentablement. Je sens, impuissante, mes jambes se ramollir et me lâcher peu à peu et la crise d'angoisse pointer le bout de son nez. Je dois m'en aller, je dois rentrer à la maison, je dois...

— Je crois que Melle Maury a compris les grandes lignes, Ava. Je prends le relais si tu le permets.

La voix grave qui s'est élevée vient de derrière moi. Il a dû rentrer dans le bureau sans que je m'en aperçoive. A dire vrai, je ne perçois plus grand-chose d'autre que les battements de mon cœur, de plus en plus rapides et assourdissants, tapant dans mes oreilles. Je fixe mes pieds et ne vois quasiment plus que la couleur de mes escarpins rouges, une tache rouge, rouge sang, qui s'étend à l'infini..

— Comme tu voudras, Greg. Mais, si tu veux mon avis, cette demoiselle est une pure perte de temps.

Du coin de l'œil, je la vois se diriger vers la porte, avec grâce et nonchalance, non sans m'avoir lancé un regard méprisant.

C'est au moment où la porte se referme sur son long corps gracile que le mien se décide à me lâcher lamentablement, victime d'un manque d'oxygène dû à la crise d'angoisse que je m'évertue à intérioriser depuis une dizaine de minutes. Mes jambes se dérobent et je me sens glisser, comme au ralenti, tandis que le sol vient à ma rencontre, avec la même lenteur.

Deux bras solides me rattrapent in extremis avant que mon nez ne s'écrase contre le tapis persan.

— Eh bien, Melle Maury, c'est bien la première fois qu'une femme se pâme avant même de m'avoir vu, l'entends-je dire dans un rire, tandis qu'il me redresse contre lui.

Dans un semi-brouillard, alors que mon cerveau, privé d'oxygène, peine à exécuter la plus infime de mes demandes, je relève péniblement la tête et tombe sur les yeux les plus étranges que j'aie jamais vus. Ils sont au nombre de deux (jusque-là tout va bien), mais leur singularité me saisit : l'un est noisette et l'autre bleu. L'œil noisette me sourit, résolument moqueur et indéniablement charmeur mais l'œil bleu, lui, me glace, me transperce, jusqu'au tréfonds de l'âme.

Je m'appelle Annabelle, et je viens de m'évanouir dans les bras de mon futur (ex-) patron.


Diary of Rebirth Tome 1 : ApprivoiserOù les histoires vivent. Découvrez maintenant