Dialogue de sourds

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Mercredi 6 mai 2015

Installée à mon bureau, une tasse de café fumant entre les mains, je songe à hier et à tout ce qui s'est passé.

La journée a mal commencé. Ava attendait Greg dans son bureau et n'a pas été très heureuse de le trouver en ma compagnie. Très rapidement, il m'a mise à l'écart et s'est isolé pour une conversation plus qu'orageuse avec son bras droit.

Je ne sais pas ce qu'elle a bien pu lui dire, mais il était hors de lui. La discussion est montée d'un cran, chacun d'entre eux haussant de plus en plus le ton.

À un moment, j'ai compris que Greg sortait de ses gonds et j'ai voulu intervenir. Mais j'y ai renoncé. Je ne voulais pas devenir le dommage collatéral de leur guerre de tranchées. Alors je suis restée près de la porte et je les ai espionnés.

Ava a dit à Greg qu'il était amoureux. Greg l'a assez mal pris. Il a nié cette affirmation et lui a rappelé que, ni lui ni elle, n'étaient capables de tels sentiments.

J'ai été blessée et je cherche encore à comprendre pourquoi. S'il avait confirmé ses dires, qu'aurais-je fait de cet amour ?

Les choses sont bien mieux ainsi, c'est le constat que j'ai fait, cette nuit, tandis que je dormais seule, dans ma chambre aux allures de suite royale.

La journée a été pesante. Je lui en voulais de ne pas vouloir quelque chose que, de toute manière, je n'aurais pas su gérer. Il était embarrassé que j'ai pu entendre ses paroles et, bien qu'il ait tenté de les minimiser à mes yeux, elles n'en sont pas moins là. Il n'a pas de sentiment amoureux envers moi.

Les heures ont néanmoins défilé à toute vitesse. J'avais beaucoup de retard à rattraper. Le capharnaüm qu'avait laissé Sabrina était dantesque. À se demander si elle avait fait autre chose que prendre des photos de Greg, sous toutes les coutures, et les coller soigneusement dans un album photo stylisé façon scrapbooking.

Rendons à César ce qui lui revient, elle avait beaucoup de goût. L'agencement des photos, les incrustations de cœurs en cuir, la dentelle, les rubans... Sabrina n'a pas chômé pendant ces trois semaines. Niveau travail, en revanche, elle a tout laissé en friche.

Je me suis attelée à la lecture des mails, à l'ouverture du courrier que j'ai soigneusement trié, communiquant à Greg ce qui n'était pas de mon ressort, lui demandant les consignes à suivre pour le reste. Nous avons travaillé ensemble de manière efficace, mais c'est à peine si nos regards se sont croisés.

Le retour à la maison s'est fait dans le silence, même si, à un moment, il a effleuré mes doigts, tandis qu'il changeait les vitesses. Je l'ai laissé faire, ce contact me faisait du bien, il me laissait penser que nous n'étions pas si éloignés l'un de l'autre.

Nous nous sommes rendus chacun dans notre chambre, histoire d'enfiler quelque chose de plus confortable et de moins protocolaire, puis nous sommes retrouvés dans le grand salon, moi installée sur la méridienne, lui engoncé dans un profond fauteuil.

Nous regardant l'un l'autre à la dérobée, nous avons échangé quelques sourires et quelques paroles anodines.

À l'heure du dîner, la livraison d'un traiteur nous a poussés vers la grande cuisine américaine où Greg a disposé le couvert sur l'îlot central. Nous avons dîné, tout en discutant de tout et de rien, évitant soigneusement le sujet qui fâche.

À la fin du repas, je suis allée chercher l'album de Sabrina et l'ai tendu à Greg.

— Il semblerait que tu avais une admiratrice...

Il a ri et feuilleté l'ouvrage typiquement féminin, découvrant des photos dont il ignorait la provenance. Il y en avait aussi de lui, sortant du cabinet de toilette attenant à son bureau, torse nu, enfilant une chemise ou séchant ses cheveux après une douche express.

— Mais comment a-t-elle bien pu prendre ces clichés ? Je prenais toujours soin de fermer la cloison entre nous...

— Il faut croire qu'elle était très motivée, dis-je amusée. Nous allons peut-être découvrir un réseau de caméras, débouchant quelque part sur son ordinateur. Peut-être même as-tu un site dédié sur internet où des femmes se rincent l'œil ?

Il m'a regardée, horrifié et a refermé l'album.

— Je voudrais que nous reparlions de ce matin. Tout cela pèse entre nous et je déteste ça.

— Il n'y a vraiment rien à en dire, Greg, je t'assure...

— Bien sûr que si ! Je t'ai fait de la peine et j'en ressens beaucoup de tristesse.

— Pourquoi aurais-je de la peine ?

— Parce que tu m'as entendu dire à Ava que je ne suis pas amoureux de toi, j'imagine.

— Je le sais bien, Greg. Je ne suis pas naïve à ce point. L'amour te semble être une ridicule ineptie, et j'imagine que ton point de vue en vaut bien un autre. Je suis une fille, je suis conditionnée depuis l'enfance pour imaginer que, pour se réaliser pleinement, il me faut trouver le grand amour, celui qui éclipse tout, celui qui me fera frémir, celui qui fera de ma vie un conte de fées. Toutes ces histoires que l'on vous lit, lorsque vous êtes petite fille, et qui vous font rêver d'un avenir qui n'existera jamais... C'est le propre des filles de rêver au prince charmant, n'est-ce pas ?

Mon sourire de façade dissimulait ma détresse. Une telle chose ne m'arrivera jamais.

Il s'est assis près de moi, sur la méridienne, et a passé un bras autour de mes épaules.

— Je ne dis pas que tu aies tort de faire ce rêve. Je te le souhaite, vraiment. Personne ne le mérite autant que toi. Mais j'ai peur de ne pas être équipé pour l'amour.

— Ça tombe plutôt bien, je ne suis pas équipée pour, moi non plus, lui ai-je répondu dans un sourire forcé, en me dégageant doucement. Je suis fatiguée, je vais aller dormir. Cette journée a été épuisante, à plus d'un titre.

Et je me suis réfugiée dans ma chambre. J'aurai donné n'importe quoi pour rester dans ses bras, profiter de ce que j'avais cru être de la tendresse, de l'attachement, mais qui n'était rien d'autre qu'un protectorat paternel doublé du désir, clairement affiché, de me faire découvrir les plaisirs du sexe, comme il me ferait découvrir les chutes du Niagara ou la danse folklorique.

Il veut me sauver de mes démons, faire de moi une femme normale, plus conforme à ses aspirations, me mettre à son palmarès et me laisser continuer ma route seule. Il a menti en disant qu'il veut être l'homme qui m'aimera telle que je suis, avec mes blessures, avec mes peurs et qui fera tout ce qui est en son pouvoir pour les adoucir.

Greg Delcourt n'est pas amoureux de moi. Il me veut, le temps d'une nuit, comme toutes les autres. Il y investit juste plus de temps que d'habitude, c'est tout.

Sur ce constat, je me suis enroulée dans les draps et ai sombré dans un sommeil perturbé mais sans cauchemar.

Ce matin, ma tasse de café à la main, je le regarde et me sens flouée, et tellement, tellement triste.

Je m'appelle Annabelle Maury, et comme bien d'autres avant moi, je désire ce que je ne peux avoir.



Diary of Rebirth Tome 1 : ApprivoiserOù les histoires vivent. Découvrez maintenant