Voyage intérieur

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Jeudi 30 avril 2015

Je suis restée un long moment à rêvasser au soleil, à humer l'air, à écouter les grillons. Maman n'est pas venue, aujourd'hui. Je le lui ai demandé. Je voulais savoir si j'étais capable de tenir une journée entière face à moi-même. Ai-je besoin de la béquille qu'elle est devenue depuis cinq ans ? Puis-je me regarder en face, pendant vingt-quatre heures et résister à l'envie de m'enfouir sous terre ? La réponse est oui. Au terme de cette journée, j'ai survécu à ce face à face avec moi-même.

Je me suis longuement demandé ce que je pouvais faire pour changer ma vie, pour ne pas retourner me terrer dans ma chambre d'adolescente, dans le mas provençal de mon enfance. Je sais ce que je ne veux pas : redevenir l'Annabelle d'avant mon boulot dans l'entreprise de Greg. Parfois je me dis que je veux y retourner ; parfois je me dis que je ne pourrai pas.

Que se passera-t-il la prochaine fois qu'il se conduira comme un enfoiré ? Que se passera-t-il la prochaine fois qu'il voudra m'emmener avec lui, dans un de ses déplacements ? Comment pourrai-je gérer les cauchemars récurrents qui peuplent la majorité de mes nuits ? Devrai-je avaler des psychotropes pour éviter de hurler dans mon sommeil ? J'y réfléchis sans cesse parce que ce job a été ma toute première chance de sortir de mon isolement. Bien sûr, je pourrai chercher autre chose, un boulot où je serai sûre de rentrer chez moi chaque soir, afin de vivre et revivre encore ces choses, dans le silence nocturne de ma chambre d'enfant.

J'étais une enfant. Voilà ce que j'étais. J'étais fine, j'étais belle, j'avais une jolie poitrine, je m'habillais de manière sexy, un peu trop peut-être. Mais je n'étais qu'une enfant. Si j'avais porté autre chose que ce jean ajusté et ce tee-shirt décolleté qui dévoilait l'une de mes épaules, auraient-ils passé leur chemin ? Si j'avais eu l'air de la gamine que j'étais et non pas d'une jeune femme, m'auraient-ils laissé continuer ma route ? Ces questions me hantent depuis des années : ai-je fait quelque chose qui ait provoqué mon malheur ? Suis-je responsable de ce qui m'est arrivé ?

Voilà cinq ans qu'en silence, je bascule du statut de victime à celui de coupable, sans jamais l'avoir évoqué avec qui que ce soit. J'ai lu que c'est un des stades obligés du deuil après ce genre de choc, croire que l'on aurait pu influer sur son destin et éviter l'insoutenable.

Chaque nuit, je revis des scènes qui se sont déroulées pendant ces quatre jours. Les viols, les tortures, mais aussi les moments où j'aurais peut-être pu m'échapper, au lieu de rester paralysée par la peur d'être tuée, les choses que j'ai dites, les choses que j'ai faites, qui les ont mis en colère et qui ont provoqué toujours plus de douleur. Si je ne m'étais pas débattue, si j'avais accepté mon sort, si j'y avais mis de la bonne volonté, serais-je la même, aujourd'hui ?

Je relève mon tee-shirt et observe les lignes blanches qui quadrillent mon ventre, mes hanches et mes cuisses. Chacune de ces marques est reliée à un souvenir précis et à une douleur précise. Il n'y a pas toujours eu de raison. Parfois, Zéro s'ennuyait. Alors il m'immobilisait sur le sol, me chevauchant tout en me tenant par la gorge et il promenait la lame de son couteau de chasse sur ma peau, au hasard, m'effleurant à peine, me laissant me demander à quel moment il déciderait d'appuyer davantage sur le manche, à quel moment il ferait céder ma peau, dans une rigole rouge serpentant lentement. J'ai vite compris que plus je hurlais, plus je pleurais, plus longtemps durait la torture. Alors, j'ai appris à me taire, à crier dans ma tête, à pleurer à l'intérieur de moi-même.

J'ai souvent regardé ces cicatrices, pour ce qu'elles sont : le reflet de mon calvaire. Aujourd'hui, je les vois différemment, comme la preuve que je suis vivante, que j'y ai survécu, que, contre toute attente, mon corps a cicatrisé de ses blessures. Pourquoi ne pourrait-il en être de même de mon esprit, de mon âme ?

Pour la toute première fois, j'envisage mes blessures, physiques et morales, dans leur ensemble, comme les deux maillons d'une même chaîne. Je les ai toujours dissociées, considérant que les blessures physiques étaient partie négligeable de ce qui m'était arrivé, tandis que les blessures psychologiques étaient les pires et prenaient le dessus sur tout le reste. Pourquoi ne pourrais-je pas espérer guérir de chacune d'entre elles, de la même manière ?

Utopie ? Peut-être ! Rêve éveillé ? Et pourquoi pas ? C'est toujours mieux qu'un cauchemar, non ?

Un ping sonore attire mon attention. Je lis le sms, qui vient une fois de plus de Greg :

« J'en ai assez d'attendre. Je viens te voir, gardes du corps ou pas. Ma patience a des limites, et je viens de les atteindre. »

« Quoi ? Mais non ! »

Je me regarde dans la glace et découvre une sorte de harpie échevelée, en pyjama molletonné. Je suis bien loin de la princesse du bal de l'autre soir.

Pour une raison que j'ignore, je me précipite dans la salle de bain, brosse mes dents, arrange mes cheveux, passe un jean et un chemisier bleu et, désespérée par mon teint résolument pâle, renonce à tenter d'avoir l'air d'être ce que je ne suis pas. Après tout, si je suis ici, si je ressemble à un fantôme, c'est bien de sa faute, non ?

Bon, pas que de la sienne, je l'avoue. Je traîne derrière moi un sacré lot de casseroles qui ne m'aident pas vraiment à communiquer avec le monde extérieur. Les cris, les pleurs, les évanouissements, tout cela ne m'a jamais aidé à me faire des amis.

Des amis. J'en avais des tas, des amis. Avant... Aujourd'hui, si je fais le bilan de mes relations sociales, j'ai bien peur de n'avoir que lui en magasin.

Puisque je viens, je crois, de choisir la vie, douloureuse et difficile, à la mort, douce et salvatrice, il me reste à faire un pas, juste un petit pas, vers le monde extérieur. Ce petit pas ne résoudra rien, il ne me fera pas oublier, il ne me guérira pas, il aura juste le mérite d'exister. Et si Greg Delcourt est un sale con, à n'en pas douter, il est aussi le seul être humain que je connaisse, qui ait fait montre d'un tant soit peu d'intérêt pour moi, sans pour autant être ni un membre de ma famille, ni un psychiatre.

Tandis que j'en suis là de mes réflexions, une violente altercation semble avoir lieu, dans la cour de la clinique, quasiment sous mes fenêtres. Me penchant par la balustrade, je regarde, avec circonspection, quatre malabars, ne pesant pas moins de cent kilos chacun, deux d'entre eux en costume cravate impeccable, les deux autres, dans un style décontracté, jean, tee-shirt et blouson de cuir, se roulant sur le sol et s'empoignant dans une chorégraphie digne des plus grands combats de catch, tandis qu'une ombre se faufile entre eux et gravit le perron.

Je me nomme Annabelle Maury, je viens de faire un choix qui m'engage dans une voie dont je n'ai jamais voulu jusqu'à présent, et, tandis que les cris redoublent, j'attends que la porte de ma chambre s'ouvre.



Diary of Rebirth Tome 1 : ApprivoiserOù les histoires vivent. Découvrez maintenant