Mardi 14 avril 2015
Je lui ai menti. Enfin, disons que je ne lui ai pas dit toute la vérité. Je n'ai pas menti pour l'accident, ni pour les blessures physiques, mais il ne m'a pas fallu cinq ans pour récupérer.
En fait, lorsque je me suis réveillée après trois mois de coma, la majorité des dommages causés à mon corps avaient disparu. Un traumatisme crânien avec œdème extradural, la mâchoire brisée à trois endroits, sept côtes ainsi que le sternum enfoncés, plusieurs doigts de ma main gauche, le poignet gauche, le tibia et le péroné droits fracturés, la rotule droite luxée, voici la triste liste des lésions constatées à mon arrivée à l'hôpital de la Timone.
N'oublions pas une rupture de la rate qui a bien failli me tuer, même si l'hémorragie a pu être endiguée par une intervention pratiquée en urgence. Si ce promeneur ne m'avait pas trouvée, dix minutes tout au plus après qu'ils m'aient balancée du coffre de la voiture dans laquelle j'ai dû faire le voyage de retour, je serais sans doute morte.
Maman dit que c'est un miracle. Moi, je dis que c'est une malédiction.
Je ne garde pas de souvenir de cette dernière balade dans la berline grise. J'étais déjà dans le coma. Mon calvaire s'est terminé sur le plancher dégoûtant de la maison en ruines. Ils m'ont rouée de coups de pieds. Toutes mes fractures viennent de cet ultime moment. La dernière image qui me vient est celle du bout ferré d'une botte sur le point de shooter ma tête comme un vulgaire ballon.
Je n'ai aucune séquelle physique. Ma parfaite immobilité pendant ces trois mois a dû aider à une parfaite guérison. Il me reste des cicatrices. Beaucoup de cicatrices. Celles des brûlures. Celles des entailles pratiquées au couteau de chasse. Elles font partie de moi et me rappellent chaque jour que ce n'était pas un cauchemar.
Alors oui, je lui ai menti, mais par omission. Qu'aurais-je pu lui dire d'autre ? La mine dégoûtée, le regard fuyant et les talons qui tournent quand les gens apprennent ce qui m'est arrivé, je ne les connais que trop bien. Je ne voulais pas lire toutes ces choses sur son visage à lui.
Je voulais juste un rendez-vous professionnel normal... enfin presque normal, si on considère qu'hier matin, je suis sortie de son bureau en hurlant et pieds nus qui plus est. Mais normal quand même.
Il est venu m'accueillir à la réception, puis nous sommes allés boire un café. Il a été courtois, bien élevé, un peu curieux, c'est vrai, mais qui le lui reprocherait ?
Bien sûr, lorsqu'il a sous-entendu que j'aurai peut être besoin d'un aménagement de poste pour pallier un éventuel handicap, j'ai eu envie de lui sauter à la gorge. Un poil condescendant, Grégory Delcourt... A-t-il cherché à me provoquer pour obtenir les réponses que je lui refusais ? A-t-il voulu me tourner en ridicule comme il l'a fait hier, de son propre aveu ? Je l'ignore et ai choisi de penser qu'il n'y avait aucune arrière-pensée malsaine dans sa question, juste une volonté de faire correctement les choses.
Lorsque Greg m'a montré où j'allais travailler, j'ai tiqué. Un simple panneau coulissant sépare mon espace du sien. Il peut donc s'isoler s'il le souhaite en fermant la cloison ou bien il peut la laisser ouverte, comme c'est le cas en cet instant. J'ai une vue parfaite sur son immense bureau design acier et verre qui ne me cache rien de l'homme qui y est assis.
Greg Delcourt est un bel homme. Je ne m'en aperçois que maintenant. Tout ce que j'avais vu de lui, c'était ses yeux incroyables, l'un noisette et l'autre bleu profond, presque marine.
Il est très brun, les cheveux légèrement ondulés retombant sur sa nuque. Il est grand, quasiment aussi grand que son père, 1m88 peut-être. Il est bâti tel un athlète, avec de larges épaules et de grandes mains que je sais douces pour les avoir senties sur moi hier. Il semble en grande forme physique.
Son visage est ambivalent. Ses traits sont fins, son nez long et droit, sa bouche incroyablement pulpeuse pour un homme, et ses lèvres sont d'un rose presque rouge. Son menton est carré, parfaitement en harmonie avec le reste de son visage. Ce qui trouble, c'est son regard. Cette sensation d'être dévisagé par deux personnes différentes. Si vous vous concentrez sur son œil noisette, vous y lisez l'humour, la gentillesse, la chaleur, mais quand vous vous plongez dans son œil bleu, les choses sont différentes. On y lit la froideur, la rage... la férocité peut-être, le danger.
En fait, Greg Delcourt est beau, immensément beau. Cette fois, je ne le regarde pas avec défiance, il ne me terrorise pas, il m'inquiète, oui, mais il ne me fait pas peur. Je le sens comme le feu sous la glace, il cache une personnalité complexe qui fait de lui tout à la fois l'ange et le démon, le chat et le loup, naviguant aisément entre le bien et le mal, aussi envoûtant que dangereux.
— Je peux vous aider en quoi que ce soit, Mademoiselle Maury ?
Je réalise tout à coup que je suis en pleine contemplation de mon patron, la bouche entrouverte, le bout du petit doigt droit glissé entre mes lèvres, et qu'il me regarde, le sourire en coin, conscient de l'effet qu'il fait aux femmes en général.
Mais je ne suis pas une femme, pas dans le sens où il l'entend. Je voue une haine farouche aux hommes en tant que séducteurs, mâles, prédateurs, et je ne vois pas comment l'un d'entre eux, aussi beau soit-il, pourrait me faire changer d'avis.
— Non, non, je réfléchissais à la manière de présenter le mémo pour le service reprographie, Monsieur, dis-je en baissant les yeux à la vitesse de la lumière et en positionnant mes doigts sur le clavier de mon ordinateur.
Je sais qu'il sourit. Je le sens, je n'ai pas besoin de le voir. Je sais que son œil noisette pétille de malice et que son œil bleu est encore plus sombre qu'à l'habitude. Je sais qu'il m'observe et qu'il se dit que je vais lui tomber dans les bras (au sens figuré cette fois-ci).
Antoine a souvent parlé de son fils, à table, quand maman l'a invité à se joindre à nous. Il en dit beaucoup de bien, mais il a aussi évoqué son addiction aux aventures d'une nuit, qu'il utilise pour les jeter sans remord. Bien sûr, Antoine s'est brusquement arrêté quand il a réalisé que ses propos pouvaient me perturber. Parce qu'il sait. Il connaît les grandes lignes, mais suffisamment pour qu'il évite tout propos à teneur « sensible » en ma présence.
Bref, Greg est un coureur. Greg ne fait pas dans le sentiment ou la délicatesse. Greg profite de la vie dans sa forme la plus crue. Greg n'est et ne sera jamais pour moi.
— Annabelle ?
— Oui ?
— Mon prénom est Greg, pas Monsieur, juste Greg.
—Oui, bien sûr Mon.... Greg.
Je me concentre de nouveau sur mon mémo. Je veux faire bonne impression par mon seul travail et ma seule persévérance.
Je ne suis pas une des petites poupées de Greg Delcourt, je suis Annabelle Maury, et j'entends bien le lui faire savoir !
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Diary of Rebirth Tome 1 : Apprivoiser
RomansaAnnabelle Maury a vécu l'innommable. Réfugiée au sommet de la tour d'ivoire dans laquelle elle s'est enfermée, elle n'attend plus rien de la vie. D'autant que les loups rodent toujours... Greg Delcourt est un homme désabusé. Il a perdu confiance e...