Opération musclée

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Jeudi 30 avril 2015

Lorsque mon père se présente à mon bureau, je sais immédiatement qu'il ne vient pas pour une visite amicale. Son regard est dur et il y flotte encore un peu du mépris qu'il m'avait montré, ce soir-là, à Paris.

Lui et moi avons toujours été soudés. Il n'a jamais cessé d'être là pour moi, seul parent de cette cellule familiale bancale, patient et à l'écoute du petit garçon solitaire que j'étais. Vivre sans la tendresse d'une mère n'est pas aisé. Je ne doute pas que, dans l'homme que je suis devenu, il y ait une certaine part de ce manque affectif. L'image que j'ai de la femme, en général, s'est forgée avec mes expériences d'adulte et, si l'on considère que l'unique femme pour laquelle j'ai ressenti de l'attachement m'a largement trompé, j'imagine que ma vision des choses s'en est trouvée dégradée. C'est le moins que l'on puisse dire.

D'un clic de télécommande, j'obscurcis la paroi vitrée. Inutile de nous donner en spectacle.

— J'imagine que tu n'es pas là pour une visite de courtoisie, alors finissons-en. Je t'écoute.

Je suis sur mes gardes et toujours blessé par ses propos de l'autre soir, même si je les ai sans doute mérités. Antoine, quant à lui, paraît décontenancé par mon approche.

— Que veux-tu à Annabelle ?

La question est directe, nous rentrons dans le vif du sujet.

— Je veux l'aider.

— Quelqu'un comme toi ne peut pas l'aider, Greg !

— Quelqu'un comme moi ?

— Tu sais bien ce que je veux dire...

— Non, Antoine, je ne sais pas. Explicite, tu veux ?

J'appelle rarement mon père par son prénom et, il le sait, lorsque je le fais, c'est que je veux mettre une distance entre nous.

— Tu es cynique, tu n'as aucun respect pour les femmes, tu es incapable d'éprouver de la tendresse ou de la compassion. Je sais parfaitement que toute la faute ne te revient pas. Tu n'as jamais eu de référence féminine. J'aurais dû refaire ma vie au lieu de pleurer ta mère. Ton enfance aurait été différente. J'imagine parfaitement que ton histoire avec Ava a également forgé tes pas. Mais tu n'en restes pas moins quelqu'un qui ne peut aider Annabelle.

J'écoute mon père brosser mon portrait au vitriol, et, même s'il me trouve quelques circonstances atténuantes, face à son jugement, la tristesse me submerge.

— Je ne suis pas aussi mauvais que tu veux bien le dire !

— Je ne dis pas que tu es mauvais, Fils, se reprend-il. La vie a fait de toi ce que tu es, et crois bien que j'assume ma part de responsabilité. Mais tu n'en es pas moins la pire personne pour aider cette fille.

— Elle compte pour moi, Papa.

Voilà qui est dit. J'en suis moi-même surpris, mais c'est dit. Elle compte pour moi...

Comment ? Pourquoi ? Je l'ignore encore, mais force est de constater que, depuis neuf jours, ma vie est un désert, et qu'elle y est pour quelque chose.

— Elle compte ? Comme toutes celles qui l'ont précédée ? Une femme de plus sur ta liste ? Tu la veux et tu ne peux pas l'avoir, alors tu te fixes sur elle, comme un chasseur sur sa proie. Mais quand tu auras eu ce que tu veux, tu la laisseras sur le carreau, sans même te soucier du mal que tu auras causé. Annabelle n'est pas de cette race de femmes, Greg. Elle est immensément fragile. Elle est la rescapée miraculée de ce qui se fait de pire chez l'être humain. Elle ne peut être confrontée à la vision misérable que tu as des femmes. Si elle compte réellement pour toi, tu feras en sorte de ne plus jamais croiser son chemin.

Le plaidoyer de mon père est vibrant. Il s'est attaché à elle comme à la fille qu'il n'a jamais eue. Il cherche à la protéger, tout comme moi. Mais il sait ce que j'ignore, et je perçois dans ses paroles la face émergée d'un iceberg immense qui pourrait bien me faire couler à pic.

— Pour la première fois depuis Ava, je ressens le besoin d'être près de quelqu'un, de l'entourer, de l'aider. Je veux dire... bien sûr qu'elle me fait envie ! Mais il y a autre chose, Papa. Quelque chose de plus fort, quelque chose, qu'à bien y réfléchir, je n'ai jamais ressenti pour personne et que je n'arrive pas à définir, mais qui me pousse vers elle, sans que je puisse m'y opposer.

— Elle ne supportera pas que tu la rejettes. Tu ne comprends pas, tu ne sais pas ...

— Alors dis-moi, bon sang ! crié-je.

Je ne maîtrise pas cette détresse qui point, et qui me dit que ce que je vais découvrir sera terrible.

— Je ne peux pas, Fils. Ce secret ne m'appartient pas, je te l'ai déjà dit.

— D'accord ! Alors, je vais le découvrir par moi-même !

— Je te l'interdis ! hurle-t-il à son tour.

— Je découvrirai ce que tu as mis tant de force à cacher et, lorsque ce sera fait, je l'aiderai, que tu le veuilles ou non.

— Ne t'approche pas d'elle. Ne remue pas son passé !

— Je crois que le sujet est clos, Antoine.

Je viens de congédier mon propre père. Il tourne les talons, se dirige vers la porte, puis ajoute :

— Si tu persistes dans ton entêtement, tu vas provoquer un drame d'une telle force qu'il pourrait bien la tuer. Et si tu tiens réellement à elle, ce n'est certainement pas ce que tu veux.

Il quitte mon bureau, les épaules voûtées. Je sais ce qu'il me reste à faire. Je décroche mon téléphone et appelle mon chef de la sécurité.

— Alex, j'ai besoin des deux gars les plus imposants et costauds que tu aies dans ton équipe. Je pars en expédition, et j'ai besoin d'une diversion.

Alex me demande quelques détails concernant l'opération.

— Nous prendrons le SUV Mercedes. Fais en sorte qu'il soit prêt d'ici cinq minutes.

C'est ainsi que nous nous retrouvons, mes deux molosses et moi, devant la clinique. À peine sortis de la voiture, les gardes du corps de mon père nous tombent dessus. Ils sont immédiatement pris en charge par mon équipe qui va les occuper un bon moment.

Tandis qu'ils se battent, je pénètre dans le bâtiment et me rends directement au premier étage. Je sais où se situe la chambre d'Annabelle, Franck Merlin a piraté leur système informatique. Dans les couloirs, le personnel et les patients se sont attroupés devant les fenêtres, pour assister au combat qui fait rage. Je trace mon chemin. Arrivé devant la porte, je prends une profonde inspiration, frappe puis entre, sans même attendre qu'elle m'y autorise.

Elle est là, debout au milieu de la spacieuse chambre, vêtue d'un jean et d'un chemisier à fleurs bleues. Elle est très pâle, mais aussi très belle, à peine coiffée, naturelle, simple, presque enfantine. Elle ne semble pas surprise de me voir. Elle me regarde d'un air interrogateur. Je lui dis le premier truc qui me passe par la tête :

— Annabelle, je veux que tu reviennes travailler avec moi !

Je m'appelle Greg Delcourt, ma vie a changé le jour où cette fille s'est écroulée dans mes bras, je serais stupide de ne pas l'admettre et je suis beaucoup de choses, sauf stupide.


Diary of Rebirth Tome 1 : ApprivoiserOù les histoires vivent. Découvrez maintenant