BALLERINA

• CHAPITRE QUATRE •

— H —

Je ne sais pas quoi penser du rapport que m'a remis mon responsable de la sécurité sur Mademoiselle Carter. Néanmoins, au vu de son parcours, je comprends pourquoi elle a attiré mon attention sans même le vouloir. J'ai toujours eu une inclinaison pour les personnes entreprenantes qui font tout pour se donner les moyens de réussir. Ce que j'apprends éclaircit également pourquoi elle n'avait pas froid aux yeux lors de notre échange et je m'explique bien mieux sa silhouette élancée et la raison pour laquelle elle se déplace avec cette élégance qui est propre aux danseurs de classique. Plus sa vie défile sous mes doigts et plus mon intérêt pour elle croît. J'ai bien conscience que c'est tout à fait inconvenant de passer ainsi son existence entière au crible, mais je n'ai pas d'autre choix. Le hasard n'a aucune place dans ma vie. Cette rencontre a été déroutante sur bien des plans et je dois m'assurer que ce n'est pas Aaron qui se cache encore derrière tout ça. Puisque je ne trouve rien qui sort de l'ordinaire, je décide qu'il est grand temps de laisser cette intrigue loin derrière moi. Son curriculum vitae s'échappe de la liasse à l'instant où je referme le dossier et il tombe directement à mes pieds. Lorsque je le ramasse, un peu comme si le destin voulait me faire une blague perverse, je découvre que par effet de ricochet elle travaille pour moi.

La matinée est quasi insurmontable et je dois faire appel à chacune des cellules de mon corps pour rester maître de mes émotions. Je ne sais pas pourquoi je suis aussi irascible depuis que j'ai ouvert les yeux, mais je n'ai pas pu me résoudre à présenter ce visage à mon personnel aujourd'hui. Je me suis donc enfermé dans mon bureau et j'ai exigé que l'on ne me dérange sous aucun prétexte. Je suis concentré sur la relecture d'un contrat lorsque j'ai une révélation qui me cloue sur place : j'ai oublié de prendre mon traitement ce matin ! Cela ne m'est jamais arrivé par le passé. C'est typiquement le genre d'écart de conduite que je ne peux pas me permettre et pourtant il semblerait que je l'ai fait. Je n'ai pas besoin de réfléchir longtemps pour comprendre la raison de cette soudaine inattention. C'est à cause d'elle ! À cause de cette Angelina Carter de malheur ! Je n'aurais pas dû me laisser intriguer par les quelques lignes que j'ai lues à son sujet.

***

Est-ce une bonne idée ? Non. Certainement pas, non... Pourtant, je suis bel et bien en train de couper le contact juste devant l'entrée du Convivium. Je prends un instant pour apprécier la beauté de ce lieu car même si je déteste cordialement les clubs, je suis plutôt satisfait de ce que j'ai conçu ici. L'un des voituriers qui a fait un pas dans ma direction se ravise à la minute où j'enlève mon casque et qu'il aperçoit mon visage. Je n'en ai pas pour très longtemps, mais je ne peux pas enfreindre mes propres règles en matière de tenue vestimentaire dans l'un de mes clubs. Sous les regards mi-furieux, mi-interrogateur des gens qui patientent dans la file, je jette mes gants dans mon casque, je retire ma veste de protection et je remets le tout au videur sans un mot avant de m'engouffrer à l'intérieur. Je n'arrive pas à croire que je suis à la recherche d'une femme qui n'a aucune idée de qui je peux bien être. J'aimerais en rire, mais cette situation me tend plus qu'autre chose. J'ai appris grâce à sa biographie que la ballerine est franco-américaine de nationalité, qu'elle a des origines russes et qu'elle vit aux États-Unis depuis ses douze ans. C'est donc tout de même étonnant qu'elle n'ait jamais entendu parler de moi alors qu'elle travaille dans l'un des endroits que je possède. De nouveau, le doute m'assaille et mes pensées dérivent jusqu'à Aaron. J'ai envie de me cogner à l'idée de songer à lui une fois encore. Cela dit, je sais que j'ai raison de rester sur mes gardes. Il y avait beaucoup trop de zones d'ombres dans son rapport pour que je m'y fie à cent pour cent. Je me surprends à espérer qu'elle ne soit pas présente ce soir. Ainsi j'aurais tout le loisir de repartir avec une délicieuse créature à mon bras pour oublier toute cette histoire qui n'a ni queue ni tête en fin de compte. C'est pile au moment où je me questionne sur un possible départ que je l'aperçois. Elle fend la foule d'un pas décidé et se dirige vers le couloir qui mène aux espaces dédiés au personnel. Je le sais puisque j'ai passé des nuits entières à dessiner ce lieu jusque dans ses moindres détails. Je glisse le masque de patron sur mon visage et je vais la rejoindre. Elle présente son badge devant le lecteur et ouvre la porte avec tant de hargne qu'elle cogne contre le mur. J'ai le comportement du parfait harceleur comme elle le sous-entendait lors de notre dernier échange, mais je n'en ai rien à faire. Ce club m'appartient après tout. En quelques enjambées rapides, je me retrouve à son niveau et je profite du fait que la musique parvienne de façon étouffée ici pour l'interpeller.