• CHAPITRE QUARANTE TROIS •

15.7K 1.2K 78
                                    




— A —

Je traverse cette journée dans un état second, comme si j'étais enveloppée dans une bulle impénétrable. Les conversations de mes collègues me paraissent si lointaines. Entourée de vie, je me rends compte que je vais bien plus mal que je ne veux l'admettre. L'email de la Juilliard m'a complètement bouleversée. J'ai passé des heures à le relire cette nuit, gravant chaque mot dans ma mémoire, mais à quoi bon maintenant ? J'en ai assez de courir après un rêve qui semble chaque jour un peu plus hors de portée. Je me sens épuisée moralement et physiquement.

J'ai à peine mis un pied dans le club qu'Alexa s'est précipitée vers moi dans les vestiaires, inquiète de ne pas avoir eu de nouvelles ces derniers jours. Elle a fondu en larmes, tant elle était désolée pour moi. C'est exactement le genre de réaction que je craignais, mais je me suis adoucie lorsqu'elle m'a confié qu'elle me considérait comme l'une de ses amies les plus proches. J'en ai été si surprise que je l'ai serré dans mes bras pour la consoler. Un comble!

Le rythme est effréné ce soir, mais je m'affaire à prendre les commandes et servir les clients tout en gardant le sourire malgré la fatigue qui s'installe. Mon corps est tellement habitué à l'effort physique que lorsque je ne le fais pas travailler pendant quelques jours, il me le fait regretter amèrement, comme maintenant.
Après des heures qui semblent interminables, je parviens à m'accorder une courte pause. J'en profite pour m'éclipser discrètement dans la cour. Je m'assieds et je prends une profonde inspiration, fermant les yeux pour me recentrer. Alexa me rejoint et pose une main réconfortante sur mon épaule. C'est peut-être la raison pour laquelle je me confie à elle. Je lui parle de ma passion pour la danse, des sacrifices que j'ai dû faire pour en arriver là, de mes doutes et de ma douleur des derniers jours. Elle m'écoute attentivement, sans m'interrompre, les yeux emplis de compassion. Les mots sortent de ma bouche comme un flot incontrôlable, libérant une part de ma peine. Nous restons ainsi, un moment suspendu dans le temps, jusqu'à ce que le devoir nous appelle.

***

Lorsque mon réveil sonne, je sursaute et me lève d'un bond, mon cœur battant la chamade. Je m'enferme dans la salle de bain et fixe mon reflet cinq bonnes minutes. Je suis vraiment la reine des demeurées! J'attrape fébrilement mon téléphone et je vois que j'ai pile le temps de me préparer pour y être à temps. Je ne suis pas affolée par la décision que je viens de prendre, seulement animée d'une nouvelle motivation. J'ai l'étrange sensation que tout va bien se dérouler aujourd'hui, que rien de plus terrible que la dernière fois ne peut m'arriver.

Je me présente à l'audition avec mes chaussons d'entraînement, même s'ils sont dans un état déplorable, je les connais parfaitement. Je leur fais confiance, car nous ne faisons qu'un depuis des années. Ils sont une extension de moi-même, le prolongement d'un membre. Je crois en eux autant que je croyais en moi il y a seulement une semaine. Ils ne me laisseront pas tomber... mieux encore : je ne me laisserai pas tomber. Dans leur mail, il était indiqué que c'était impératif de leur présenter une chorégraphie différente et même si j'en ai créé des centaines au fil des années, je décide de me laisser porter par mon instinct pour une fois. Puisque s'inquiéter c'est souffrir deux fois, autant y aller corps et âme ! La seule certitude que j'ai, c'est que si je ne le fais pas, je le regretterai toute ma vie. Je n'ai pas bataillé si fort toutes ces années pour abandonner aussi facilement. Monsieur bleu acier avait raison après tout...
Je lance l'application de musique de mon téléphone sur le mode aléatoire et je donne le premier titre qui s'affiche à la personne face à moi qui écarquille les yeux de surprise. Je n'ai aucune idée de comment enchaîner des postures, mais la danse n'est qu'une question d'émotions. Il me suffit de les laisser couler de mon cœur à mes pieds.
Je monte sur scène, les premières notes démarrent et je me fonds dans la mélodie. Mon corps prend vie, mes mouvements sont fluides, mes sentiments s'expriment à travers chaque geste. Je me sens libre, comme si la danse était la seule chose qui importait dans le monde à cet instant précis. Je danse avec passion, laissant mon cœur guider chacun de mes pas. Je m'abandonne au gré de mes envies, sans réfléchir, mêlant contemporain et figures classiques. Je ressens les notes dans chaque parcelle de mon âme. Je me relèverai comme je l'ai toujours fait. Je suis une battante et je ne renoncerai pas à mon rêve aussi commodément. Si je ne peux pas y entrer par la grande porte, je le ferai par la fenêtre. Qu'importe le chemin que j'emprunterai, le résultat sera le même. Cela est bien plus libérateur que la première fois. Je n'ai aucune contrainte et je me laisse simplement porter. Je n'ai que faire de l'endroit où je me trouve, je danse, voilà tout. Je le fais du plus profond de moi-même comme si c'était la dernière représentation de ma vie. Comme si mon existence devait prendre fin à la fin de cette musique. Je danse tellement à en perdre haleine que je sens quelques mèches de cheveux qui me collent au visage. Tant pis pour l'apparence! me glisse avec force une voix étonnamment confiante.
Lorsque la chanson s'arrête, le temps se suspend et un calme incroyable s'abat dans la pièce. Je m'apprête à me retirer quand l'une des membres du jury m'interpelle. Mon cœur s'emballe, mais je reste droite, fière de moi-même.

BALLERINAOù les histoires vivent. Découvrez maintenant