• CHAPITRE TRENTE SEPT •

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— A —

Nous y sommes enfin, et bien évidemment, je n'ai pas fermé l'œil de la nuit. Les battements de mon cœur résonnent dans mes tempes et je laisse ce rythme effréné m'envahir de la tête aux pieds. Soucieuse de préserver mon corps au maximum, j'ai pris la décision d'y aller en taxi. Alec a bien proposé de m'y emmener, mais j'ai préféré refuser son offre. Evan quant à lui a insisté pour que j'avale un petit-déjeuner, mais les nœuds qui se sont formés dans mon estomac m'ont forcé à décliner ses multiples invitations depuis le réveil.

Je sors de chez moi, mes écouteurs vissés dans les oreilles pour me réfugier dans ma bulle. La musique m'aide à canaliser mes émotions et à me concentrer sur le moment présent. Tout ce qui compte aujourd'hui, c'est de donner le meilleur de moi-même et de prouver que je suis capable de danser avec grâce et élégance. Mon chignon est tiré si fermement que je sens mes neurones se compresser dans ma boîte crânienne. J'ai tellement laqué mes cheveux pour qu'aucune mèche ne dépasse que même une tornade n'en viendrait pas à bout. Dans ce milieu, l'apparence est aussi primordiale que la technique. Je ne peux me permettre aucun impair aujourd'hui.

J'essaie de me vider la tête autant que possible durant le trajet, mais mon ventre est si noué que d'horribles crampes me prennent par moments. Mon traitement est dans mon sac au cas où mes nerfs ne tiendraient pas le coup, mais j'espère sincèrement ne pas avoir à l'utiliser même si mon corps est bien souvent un traître à ses heures perdues. Mon esprit est envahi par les doutes et les pensées négatives qui menacent de m'engloutir. Ai-je travaillé assez dur ? Suis-je à la hauteur des autres danseurs ? Mes efforts acharnés seront-ils récompensés ? Mes mains en deviennent moites. J'essaie de garder confiance en moi et de faire taire ces voix intérieures qui cherchent à me décourager. Mon corps et mon esprit sont tendus à l'extrême, mais je suis prête à donner le meilleur de moi-même. Je sais que je ne peux pas contrôler le résultat, mais je peux contrôler mon attitude et ma performance. Je m'élancerai sur scène avec grâce et puissance, car je suis déterminée à montrer à tous ceux qui m'entourent que je suis capable de briller et qu'ils ont eu raison de croire en moi.

En approchant de la prestigieuse Juilliard, mon cœur bat à tout rompre, tandis que mes jambes tremblent sous l'effet d'une peur intense. Cette audition est la culmination de tant d'années d'entraînement et de rêves, mais je me sens submergée par l'incertitude et l'appréhension. Pourtant, je sais que je ne peux pas me laisser aller, pas maintenant. Je respire profondément et pousse timidement la porte d'entrée. Le décor minimaliste et épuré de l'intérieur est encore plus magnifique que dans mes rêves les plus fous. J'espère pouvoir un jour fouler ces couloirs en tant qu'élève. Mon angoisse atteint son paroxysme alors que je me présente à l'accueil et que l'on me guide vers un studio d'échauffement. Je suis l'hôtesse tout en essayant de calmer les battements frénétiques de mon cœur. Respire... Respire...
Lorsque l'on m'appelle enfin pour me rendre dans la salle d'audition, je remercie ma bonne étoile de ne pas avoir mangé, car mon estomac semble s'enrouler sur lui-même en un instant. J'enfile ma tenue avec une précision chirurgicale dans la loge prévue à cet effet et j'essaie d'imaginer ce que mon père m'aurait dit dans ce moment crucial. Je laisse bien vite cette pensée m'échapper et je me concentre pour lacer et serrer mes chaussons correctement. Une fois encore, je n'ai pas le droit à l'erreur.
Soudain, on frappe à la porte et l'on m'annonce que le jury est prêt à me recevoir. Étrangement, mon cœur se calme dans l'instant. C'est à moi de jouer, et je sais exactement ce que j'ai à faire. Hors de question de laisser le stress se mettre en travers de ma route et gâcher ce moment.

Quand j'entre dans la salle, je suis accueillie par cinq membres du jury qui me saluent de manière cordiale. Je réponds sereinement, en essayant de masquer les papillons qui s'agitent dans mon estomac et je prends place sur la scène. La mélodie que j'ai choisie démarre et soudain, je suis enfin en paix avec moi-même. Je me laisse emporter par les notes et j'entame ma chorégraphie avec passion. Mon corps s'exprime avec une fluidité et une grâce que j'ai travaillée pendant des années. Je libère toutes mes émotions et tout se déroule à la perfection. Je gagne en confiance à chaque seconde qui s'égrène. Un sourire sincère s'affiche sur mon visage et je me sens enfin délivrée du poids des doutes et des craintes qui m'ont hantée pendant des mois. Je suis pleinement vivante, dans l'instant présent, offrant au public tout ce que j'ai en moi, avec autant d'élégance et de grâce que possible.
J'entame une figure simple que j'ai effectuée un millier de fois, un brisé volé. Ma première jambe s'élève et je décolle la deuxième. Je savoure cette brève seconde en apesanteur. Mes jambes se croisent parfaitement, mais au moment où mon pied droit se repose au sol, c'est le drame. L'un de mes élastiques se rompt et je perds l'équilibre. Avant même que je ne comprenne ce qui se passe, mon corps chute lourdement et je me retrouve à terre, sous le regard oppressant du jury. La mélodie se poursuit, mais je l'entends à peine. Seuls les chuchotements à la table du jury me parviennent. Pitié... Non... Je peine à réaliser ce qui vient de se passer. Mes mains s'agrippent désespérément au parquet et j'ai l'impression que le temps s'arrête. J'aimerais fondre dans l'obscurité jusque'à disparaître entièrement pour me soustraire au poids de leurs regards. Mon cœur se serre et je lutte pour masquer les larmes qui menacent de couler. Quelqu'un coupe enfin la musique et l'un des membres du jury me demande si je vais bien. Je n'en ai aucune idée. Je ne ressens absolument plus rien. Je suis vide, anéantie de l'intérieur. Sans crier gare, ma fierté me fouette les tripes et je me relève non sans fournir un effort surhumain. J'ai l'impression d'observer cette scène de haut, comme si je n'étais plus réellement là. Comment cela peut-il se résumer à ça ? J'essaie de garder la tête haute pour leur faire face mais leurs murmures reprennent et je me sens totalement dévastée. Cette chute n'est pas juste physique, elle est aussi émotionnelle. J'ai mis tout mon cœur dans cette audition et tout vient de s'effondrer en une fraction de seconde. Un silence s'installe enfin, un silence pesant et douloureux. Je me sens comme mise à nue, vulnérable. Tous mes rêves viennent d'être anéantis en un instant. Une éternité semble s'écouler avant que l'un des membres du jury ne s'adresse à moi.

— Merci, Mademoiselle Carter, nous reviendrons vers vous sous peu.

Je hoche la tête, tentant d'ouvrir la bouche pour formuler des remerciements, mais les mots se meurent au fond de ma gorge, alors je me ravise et je me dirige d'un pas rapide vers la loge. Mon cœur est lourd, mais je n'ai pas envie de pleurer. Je suis dans un état d'abattement profond, presque engourdie, sans aucune émotion. Comment doit-on réagir lorsque l'on voit son rêve se briser en un million de morceaux par notre propre faute ? Avant d'ôter mes chaussons, je fixe l'élastique qui pend misérablement sur mon pied. Les années de travail acharné défilent devant mes yeux et je me sens envahie par un sentiment de défaite. J'enfile sans réfléchir mes converses, mais je n'ai pas la force de me changer. Je veux seulement partir d'ici au plus vite et fuir cette réalité qui me rattrape amèrement.
Une fois dans le couloir, des bribes de conversation et des éclats de rire me parviennent. Les deux garçons qui passent près de moi sans même me remarquer ont l'air si enthousiastes que mon cœur se comprime. Leurs paroles me rappellent les espoirs et les attentes que j'avais avant cette audition. Je ne serai jamais comme eux. Je suis la fille qui a chuté, la fille qui n'a pas réussi. Tomber lors d'un spectacle à l'école primaire et s'effondrer devant les membres éminents de la Juilliard School sont deux choses diamétralement opposées. Je n'ai pas besoin de leur mail pompeux pour me congédier de manière doucereuse, je sais d'ores et déjà à quoi m'en tenir. La déception et la tristesse se mélangent en moi, formant un nœud si serré dans ma poitrine qu'il l'empêché de déglutir correctement. Mon rêve s'est évanoui en un instant et je me suis totalement désemparée face à cette situation.

Je quitte les lieux, le regard vague et les pensées confuses. Mes larmes menacent encore de couler, mais je me retiens une nouvelle fois, préférant garder ma dignité intacte. Du moins en apparence... Car en réalité, je me sens comme une coquille vide, sans direction, sans but. Tout ce temps investit, toute cette passion déployée et je me retrouve face à cet échec cuisant. Je sens les griffes du regret qui me lacèrent le cœur... j'ai du mal à accepter que je sois celle qui a gâché cette opportunité.

Depuis plus d'une heure maintenant, j'ai quitté le bâtiment, errant telle une âme en peine, sans savoir où aller. Mes pieds m'emmènent où ils le souhaitent, comme s'ils avaient le pouvoir de décider de ma destinée. Et je suppose que c'est vrai, après tout... Je n'ai toujours pas versé une larme, mais c'est sans doute mieux ainsi, car je crains que si je commence, je ne puisse plus m'arrêter. Mon téléphone n'a de cesse de sonner, alors je finis par l'éteindre. Pour le moment, je suis incapable d'annoncer la nouvelle à mes proches. Comment pourrais-je dire à tous ceux qui ont cru en moi que j'ai échoué lamentablement ? Je fouille frénétiquement dans mon sac de sport pour récupérer mon chausson, car j'ai besoin de comprendre comme cela a pu arriver, mais à sa vue, je suis prise d'un dégoût profond et je le jette violemment aussi loin que possible. L'effondrement que j'ai ressenti un instant plus tôt se transforme en une colère indicible. Je me mets à hurler, à blasphémer contre cet élastique maudit qui a anéanti mes rêves. Ma chorégraphie était parfaite, ma technique impeccable, et pourtant, je vais laisser mon rêve s'envoler à cause d'un simple élastique. Un putain d'élastique ! Ma colère laisse rapidement place à un immense chagrin. Quelque chose se brise en moi et je me mets à sangloter en plein milieu de la rue bondée, comme si tout mon monde s'écroulait. Le flot de larmes qui me submerge est intense, déchirant. Je pleure la perte d'un être cher : la danse. Je pleure sur ma vie, sur ma condition pathétique, sur cet élastique maudit, je pleure de tout mon être. Je me sens tellement seule et désespérée, mais je suis reconnaissante que personne ne vienne à mon secours. Je mérite cette douleur et cette solitude, car j'ai moi-même piétiné mon cœur. Mon âme se fendille en plusieurs endroits et j'ai le sentiment lancinant d'avoir gâché ma vie de manière irréversible. Je n'existe que pour la danse, elle était ma meilleure amie et je pensais mourir de vieillesse en sa compagnie un jour. Mais je dois me rendre à l'évidence, j'ai moi-même brisé brutalement ce rêve. Un gouffre immense se creuse en moi, et je suis écrasée par le poids du remords. J'aurais dû vérifier mes chaussons une fois de plus avant de monter sur scène. J'aurais dû...

BALLERINAOù les histoires vivent. Découvrez maintenant