71× L'Esclave

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Raphaël

Au royaume de Leto, l'hiver 1076 fut désastreux pour mon village natal. Les maisons brûlaient dans les cris et la terreur tandis que leurs propriétaires luttaient désespérément contre les responsables de cette tragédie.
Ces derniers étaient arrivés quelques heures plus tôt et avaient exigé du chef du village que celui-ci leur livrât la moitié de ses habitants. Il avait bien sûr refusé tout net de telles réclamations et voilà où cela nous avait menés. À présent, l'odeur du sang et du bois calciné étaient omniprésents parmi le froid mordant.

- Venez par ici, vite ! Ils ne doivent pas nous voir, nous ordonna ma mère.

Ma sœur et moi la suivions sans broncher. La peur nous nouait les tripes et contrôlait nos membres si bien que nous courrions sans faillir. Pour aller où ? Je n'en savais rien, mais en tout cas, le plus loin d'ici. Je jetai un œil vers ma cadette ; elle pleurait à chaudes larmes. J'étais jeune mais ma sœur l'était davantage. Je lui pris la main pour la rassurer. Elle me regarda ; pourtant je ne parvins pas même à lui lâcher ne serait-ce qu'un faible sourire. Je tentai tout de même de la consoler, la gorge nouée par la terreur :

- Ne pleure pas...

Ma mère s'arrêta brusquement. Je tournai à nouveau les yeux devant moi pour réaliser que trois hommes baraqués nous bloquaient désormais le passage. Nous reculâmes lentement, d'un pas tétanisé. Deux des hommes empoignèrent les bras de ma mère sans une once d'hésitation.

- Maman ! cria-t-on en cœur, paniqués.

- Fuyez ! hurla-t-elle tout en gesticulant en vain pour se libérer.

Nous aurions dû lui obéir, mais à la place, nous restâmes plantés là, comme figés d'effroi. Ce fut seulement quand l'un d'entre eux s'apprêta à m'attraper que mes muscles se déraidirent et que je fis volte-face. Bien sûr à ce moment-là, je n'avais pas prévu de me cogner contre quelqu'un d'autre. Avant que je n'eusse le temps de réaliser la situation, le nouvel arrivant m'avait déjà fait quitter le sol. Me débattre dans ses bras ne s'avéra pas bien concluant et il parvint aisément à me faire enfiler des menottes. Je jetai un regard désespéré en arrière. Ma sœur se trouvait dans la même situation que moi ; elle hurlait en nous adressant des regards suppliants à ma mère et moi.

Nos forces d'enfants étaient trop infimes pour pouvoir espérer nous libérer de l'emprise de ces géants. Ils nous traînèrent jusque dans des charrettes fermés par des barreaux où avaient déjà été jetés quelques villageois. Heureusement nous étions ensemble, tous les trois. La petite tremblait de froid et de peur à mes côtés avant de me rendre compte que c'était aussi mon cas.

- Où... est-ce qu'on va... ? murmura-t-elle.

- Je ne sais pas... Mais au moins nous sommes ensemble, prononça l'adulte.

Ma mère ne savait pas encore que ces mots sonneraient bientôt faux.
Nous nous mîmes en route pour subir le plus pénible des voyages qui puisse être. Tout y était : la famine, la maladie, la terreur, la fatigue, la violence et la mort. Nous atteignîmes un hangar quelques semaines plus tard, destinés à être vendus car, oui, la razzia que notre village avait subie avait fait de nous des esclaves. Les habitants de notre village n'étaient pas les seuls à être présents, autour de nous se trouvaient tout un tas d'autres gens. Nos agresseurs nous avaient dépouillés de nos biens et nous avaient en contrepartie tous vêtus de la même tunique large et sans manche. L'horrible trajet que nous venions de passer avait annihilé toutes nos forces et nos espoirs si bien que nous ne luttâmes pas tout du long. 

Le verdict tomba. Ma mère et ma sœur furent vendues à la même personne alors que j'étais destiné à rester avec ceux qui avaient mis notre village à feu et à sang. Je m'étais débattu dans de vaines larmes pour empêcher les esclavagistes de me les retirer mais ma démarche titubante et mes poings fatigués avaient été loin d'être à la hauteur. Depuis, cette vision déchirante me hantait et la flamme de la révolte brûlait inlassablement en moi. Une semaine plus tard, j'atteignis un nouvel endroit à la suite d'un autre voyage. J'eus tout le loisir d'observer les lieux à travers les barreaux de la charrette qui me cahotait doucement. Des champs s'étendaient à perte de vue dans lesquels l'on pouvait voir des hommes et des femmes y trimer.

Lames d'ArgentOù les histoires vivent. Découvrez maintenant