41× La Vérité

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Aerin

Songeuse, j'étais adossée à une chaise depuis plusieurs heures déjà. Le temps s'était écoulé si vite que les vifs rayons du zénith me léchaient désormais le visage avec ferveur. Mon regard était rivé vers le vide, du moins plus précisément tourné vers une table et la charmante carafe d'eau qui y reposait. Ce mal, la Fièvre Folle qui avait décimée ma famille, mon village et une partie du continent, j'avais appris plus tard qu'elle avait été causée par une contagion de l'eau. En réalité, il s'agissait d'une maladie parasitaire qui pouvait momentanément prendre le contrôle de son hôte après sa mort pour pouvoir se propager, notamment par la salive ou la sueur. N'était-ce pas le comble pour une mage de l'Eau que la source de ses malheurs passés soient dus à son élément ?

À quoi servait un pareil don de Purificatrice s'il me conduisait à rester seule survivante d'un carnage ? Je n'avais pu aider personne et les images de ce calvaire resteraient gravées dans ma rétine à jamais.
Gabriel... Lui aussi avait finalement hérité de ce pouvoir. Comment avais-je pu le laisser pour mort ? Il avait dû tant souffrir seul, presque mourant, abandonné au milieu de cadavres... Si nous l'avions emmené avec nous ce jour-là, il ne serait jamais devenu un truand et aurait pu réaliser son rêve de devenir chevalier. Nous aurions tous les deux vécus heureux chez le roi, chez les Lames d'Argent. J'aimerais tant refaire le monde et tout recommencer.
Après tout, n'était-ce pas un bonheur illusoire que je vivais jusqu'à présent ? J'avais résidé au château au détriment de mon frère que la rue avait hébergé.

Je songeai un instant à ce dernier. Il était si parfait à l'époque, un garçon model dont les adultes admirait la maturité. Je soupirai et me levai pour sortir de la pièce. Je traversai les couloirs et me dirigeai vers la chambre du parrain de la mafia. Je ne savais pas vraiment ce que j'allais lui dire ni pourquoi je faisais cela. Je m'apprêtai à frapper à sa porte lorsque j'entendis la voix d'un homme affirmer à l'intérieur de la pièce :

- Vraiment Gabriel, je ne serais pas obligé de panser tes blessures si tu t'étais un minimum défendu !

- Tais-toi, répliqua ce dernier de mauvaise humeur.

Je ne bougeai plus, j'avais abandonné l'idée de signifier ma présence. Je tendis l'oreille, curieuse. J'avais reconnu la voix de Viktor qui, apparemment, changeait les bandages de son chef. Il était loin d'être médecin, malgré quelques maigres connaissances dans ce domaine. Sûrement, son patient préférait-il sa présence à la proximité de docteurs qu'ils ne connaissaient pas vraiment. Après tout, c'était une tâche simple qui ne requérait pas de grandes compétences techniques.

- Parfois, je me demande comment tu as pu parvenir aussi aisément à la tête de la Griffe Bleue puis je me souviens de tes grands talents pour duper ton monde.

Je demeurai muette, intriguée. Que racontait-il donc ? Le bras droit continua en le questionnant :

- Franchement, ne trouves-tu pas cela exagéré de te laisser volontairement trouer le ventre pour que ta sœur renie ses pairs ?

J'écarquillai les yeux et posai ma main sur ma bouche pour empêcher un hoquet de surprise de traverser la barrière de mes lèvres. Ce n'était pas possible, j'étais en train de rêver ! Gabriel aurait tout manigancé pour m'empêcher de quitter la mafia ? Ainsi, il aurait tiré avantage du caractère fonceur de Raphaël. Non, c'était impossible. Je peinais à le croire et espérais avoir mal compris.

- Chaque chose a un prix, je suis prêt à tout pour qu'Aerin reste à mes côtés, répliqua l'homme aux cheveux bleus, d'humeur peu bavarde.

Son compagnon soupira avant de répliquer :

- Voilà donc cette chose inaccessible que tu as toujours voulue et compensée par l'argent et la puissance. L'objectif vain de retrouver ta famille a fait de toi un grand chef, respecté et adulé par nos alliés aussi bien que craint et détesté par nos ennemis. Après tout, je devrais être habitué : tous les moyens sont bons pour obtenir ce que tu désires, n'est-ce pas ? Rien ne t'arrête, pas même l'assassinat et la manipulation de tes rivaux de l'époque pour arriver sur ton actuel trône.

- Je connais déjà ton avis là-dessus, où veux-tu en venir ? demanda Gabriel, suspicieux.

- Il s'agit de ta sœur ! Tu n'avais pas besoin de faire toutes ces choses ! Tu avais d'autres solutions. Tu aurais simplement pu venir la voir au château, tu n'es pas connu des services de renseignement après tout. De quoi as-tu peur ? Du côté lumineux du monde auquel tu n'as jamais eu accès ?

De quoi Viktor parlait-il désormais ? Je ne comprenais plus rien.

- Contredirais-tu mes décisions ? le questionna sévèrement son interlocuteur.

- J'ai beau t'apprécier, je n'adhère pas toujours à tes méthodes. Pourquoi utiliser la violence là où tu aurais pu ne pas t'en servir ? Crois-tu vraiment qu'envoyer tes hommes l'enlever était la bonne solution ?

- Assez ! ordonna Gabriel, n'aimant guère entendre de tels reproches.

Je demeurai interdite, je ne le suivais plus. J'avais l'impression que mon cœur avait cessé de battre et mon cerveau de fonctionner. Un nombre incalculable d'émotions vinrent se bousculer en moi sans que je ne pusse discerner laquelle était la plus propice à la situation. De nombreux souvenirs et paroles remontèrent alors à mon esprit.
Néanmoins, un propos me hanta plus que les autres. Mon frère m'avait affirmée que ces hommes m'avaient faite venir auprès de lui sans son accord et qu'il n'était en rien responsable de leurs actes qu'il jugeait comme abusifs. Cependant, Viktor prétendait l'inverse et Gabriel ne démentait pas. Celui-ci aurait tout prévu et tout calculé depuis le début. Il m'avait faite enlever dans l'unique but de me garder précieusement à ses côtés, à la tête de la Griffe Bleue

Je restai figée sur place, désormais tout semblait clair dans mon esprit, tout correspondait. Les propos mielleux du parrain de la mafia avaient été gommés par la certitude d'avoir été dupée. Je me sentais perdue, trahie, révoltée, désillusionnée, frustrée, abattue, à la vue d'un tel cœur de glace. Je ne pouvais à présent que constater sa nouvelle insensibilité face aux crimes.

Sans réfléchir, je posai ma main sur la poignée et ouvris la porte avec rage. Les deux mafieux me dévisagèrent, stupéfiés de me trouver ici. Espérant que je n'eusse rien entendu, Gabriel afficha l'expression douce et rassurante qu'il avait l'habitude de prendre avec moi et qui désormais me sembla être la plus hypocrite du monde. Il prit la parole :

- Qu'y a-t-il Aerin ?

- Ne joue plus la comédie avec moi ! Tu n'es plus le frère que j'ai connu, ce Gabriel gentil et attentionné. J'aurais dû m'en douter... Sinon, comment aurais-tu pu devenir un mafieux aussi reconnu ?

Une expression sincère traversa le regard du criminel pendant un instant, une expression de panique. Il se leva et se justifia précipitamment :

- Ce n'est pas ce que tu crois, je te l'assure ! Je t'aime réellement, je veux seulement que tu vives heureuse et que tu n'es plus à te préoccuper de rien !

- J'aimerais me tromper, savoir que je ne suis pas l'objet de ta convoitise, mais je sais désormais que tu n'es qu'un être perfide et intéressé, que tout ce qui sort de ta bouche n'est que venin.

Choqué par la violence de mes propos, il demeura interdit, comme foudroyé. Son monde venait de voler en éclat.

- Merci de m'avoir ouvert les yeux Viktor. Désormais, je quitte ces lieux, je m'en vais. Mon séjour a déjà bien trop duré.

Je tournai les talons et repassai le pas de la porte. À mon plus grand étonnement, personne ne tenta de me retenir. Gabriel était bien trop paralysé pour cela.

*

Lames d'ArgentOù les histoires vivent. Découvrez maintenant