Chapitre 21

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Dimanche 8 décembre, Super 8 de Waynesboro, Virginie (États-Unis), 8h37.

           Lucy avait affreusement mal dormi, rêvant de corps mutilés et de monstres plus effrayants les uns que les autres. Elle s'était réveillée vers sept heures et, malgré sa nuit courte et agitée, se rendit compte qu'elle n'avait plus sommeil. Le contact de l'eau chaude avec sa peau lui procura une sensation de bien-être et de sécurité si réconfortante qu'elle resta dans la douche un bon quart d'heure. Une fois habillée, elle se força à aller prendre son petit déjeuner. Il n'y avait pas foule dans la salle à manger, seulement le gérant de l'hôtel et un homme d'une trentaine d'années en costume. En l'observant rapidement, Lucy se dit qu'il avait tout du commercial en tournée.

           Elle se servit une tasse de thé vert à la menthe bien sucrée, accompagnée de deux toasts à la confiture de myrtille et d'une belle et grosse orange sanguine pulpeuse. Ce fut lorsqu'elle avala sa première bouchée qu'elle réalisa à quel point elle avait faim. Puis, alors qu'elle hésitait à aller se resservir, elle entendit le gérant maugréer dans son coin.  Exactement vêtu comme la veille, il était debout derrière le comptoir, l'astiquant d'un geste machinal, les yeux rivés sur la télévision.

           - Ces abrutis de militaires vont encore se faire massacrer. En plus, avec leurs conneries, vous allez voir que la chose va se venger sur nous ensuite. Mais quelle bande de crétins, c'est pas possible !

           Le cœur de Lucy bondit dans sa poitrine. Les images de la veille ressurgissaient dans son esprit. Essayant de conserver son calme, elle demanda au gérant ce qui se passait.

           - Ce qui se passe ? Ce qui se passe ? Les abrutis qui nous gouvernent ont décidé de lancer une attaque sur le temple de Las Vegas. Nous allons assister à un véritable massacre !

           - Qui vous dit que ce sera un massacre ?

           Stoppé dans son élan, il chercha dans la salle qui avait osé l'interrompre. C'était le commercial, toujours assis derrière sa table, portant une tasse de café noir à ses lèvres.

           - Je vous demande pardon ? demanda le gérant, qui se contenait pour ne pas exploser.

           - Qui vous dit que ce sera un massacre ? répéta le jeune homme toujours très calmement, un air de défi dans les yeux.

           - Qui me le dit ? Qui me le dit ? Le gérant laissa finalement éclater sa colère. Ils vont se faire massacrer ! Tout le monde a reçu le message l'autre nuit, même ceux qui ne veulent pas l'avouer ! Et je suis navré, mais la personne ou la chose capable de telles attaques et assez puissante pour utiliser la télépathie à si grande échelle, ne risque pas de se faire éliminer par quelques fusils !

           Le jeune homme était resté très calme et, après avoir attendu que son interlocuteur termine, il reposa sa tasse, se leva et s'approcha du comptoir.

           - Ne vous énervez pas, Monsieur. Je pense simplement que nous avons la meilleure armée au monde et que nos soldats les mieux entraînés, équipés des armes les plus performantes, peuvent très bien s'en sortir.

           Le calme du commercial avait fait retomber la tension d'un cran.

           - Vous êtes bien naïf, jeune homme. Et vous êtes plein d'espoir, l'une des grandes qualités de la jeunesse. Je ne veux pas détruire vos illusions, mais il va falloir redescendre sur terre, il ne s'agit pas d'un adversaire classique. Tout ceci dépasse l'imaginaire. Ne me demandez pas si cela relève du paranormal, des extra-terrestres, de la religion ou de quoi que ce soit d'autre, mais ce n'est pas humain.

           - Je suis peut-être naïf, mais vos paroles sont complètement insensées et dignes d'un fou, sauf votre respect, Monsieur.

          - Fou ? Je suis fou moi ? Je vais t'écraser le nez, mon petit gars, et tu ne vas même pas comprendre ce qui t'arrive !

           Alors qu'il contournait le comptoir, Lucy intervint.

          - Arrêtez, Messieurs, je vous en prie ! Nous n'avons pas besoin de ça en ce moment, vous ne pensez pas ? Et l'attaque va commencer. Vous m'excuserez, mais je vais retourner dans ma chambre. Je peux vous laisser seuls sans que cela dégénère ?

           Les deux hommes acquiescèrent d'un air penaud, puis le gérant retourna derrière son comptoir et le jeune homme s'assit à une table plus proche de la télévision.

           Lucy se hâta de rejoindre sa chambre et y arriva quelques secondes avant que l'assaut ne soit lancé. Le présentateur expliqua que le groupe de douze soldats appartenait aux Bérets Verts, l'une des branches des Forces Spéciales. Il se dégageait du groupe une extraordinaire sérénité et pendant quelques instants, Lucy se surprit à imaginer une issue positive. En quelques secondes, la section avait pénétré dans le bâtiment, puis ce fut le silence total. La foule, les journalistes, les soldats et les policiers délimitant le périmètre de sécurité, tous étaient en proie à une terrible tension. Le présentateur en studio, censé combler le temps mort, au cas où le journaliste sur place aurait un problème, ne parvenait qu'à bafouiller quelques mots sans grand intérêt.

           Il sembla s'écouler des heures avant qu'il ne se passe quelque chose. Puis, soudain, des coups de feu. Isolés tout d'abord, puis en rafale. Des cris. Toujours plus de tirs. Des cris de terreur. Des hurlements de douleur. Une explosion provenant probablement d'une grenade. Puis, plus rien. Juste le silence. Un insoutenable silence.

          Lucy s'était approchée jusqu'à l'extrême limite de son lit, comme si elle avait voulu entrer à l'intérieur de la télévision. Des murmures commençaient à émaner de la foule. Elle se laissa enfin aller à respirer et c'est à ce moment-là que retentit une déflagration tonitruante. Elle sursauta et faillit tomber de son lit. Au même moment, les soldats furent éjectés du bâtiment comme des brindilles et allèrent s'écraser sur le bitume, autrefois le parking du plus grand casino de Las Vegas.

           La surprise passée, les caméras de télévision se focalisèrent sur les corps inertes. Si à Washington les corps avaient été épargnés, à l'exception des inscriptions sur le torse, pas cette fois. En effet, deux soldats avaient été décapités, un autre avait un trou de la taille d'une boule de bowling au niveau de l'estomac, deux étaient totalement carbonisés et les autres avaient été dépossédés d'un ou plusieurs membres. Lucy hurla, ses cris se mêlant à ceux de la foule invisible à l'écran.

           Elle ne voulait plus regarder, c'en était trop, son cerveau avait emmagasiné trop d'images horribles en si peu de temps. Elle avait la nausée, était sur le point de s'évanouir. Mais elle était comme hypnotisée. Quelque chose la poussait à continuer à regarder. Était-ce la curiosité, l'instinct de survie, toute la partie rationnelle d'elle-même qui voulait comprendre ? Peu importe, l'essentiel est qu'elle parvint à se redresser et à diriger son regard vers l'écran.

           Au même moment, des cris de surprise sortirent de la foule, et les caméras ne mirent que quelques secondes pour en comprendre la raison. Un soldat était en train de sortir de l'entrepôt très lentement. Si lentement, qu'en d'autres circonstances, on aurait pu se demander s'il ne faisait pas des pas de fourmis, comme les enfants lorsqu'ils doivent décider qui commence à choisir ses équipiers lors d'un jeu. Il s'arrêta au bout de quelques mètres puis tomba à genoux en hurlant. Un hurlement déchirant, empli de désespoir et de terreur. Puis, sanglotant, il montra la foule du doigt et prit une profonde respiration.

           - C'est terminé ! Nous mourrons tous ! Nous n'avons aucune chance !

           Puis, en un éclair, il tira son révolver de son étui, le plaqua contre sa tempe et tira.

Le compte à reboursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant