Chapitre 10

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Appartement de Quentin Falk, Manhattan, New York City, 23 heures environ.

           Quentin était rentré depuis deux bonnes heures dans son luxueux loft, situé en plein cœur de Soho. Il aimait vraiment ce lieu, certainement plus que tout autre chose dans sa vie actuelle. Situé au dernier étage d'un ancien entrepôt de textile à la façade en fonte moulée, sa large terrasse offrait un fantastique panorama de l'île. Entouré de grandes baies vitrées, l'intérieur était aménagé sobrement, n'offrant que le strict nécessaire, le tout sur des nuances de blanc et de gris.

           Dès son arrivée, Quentin n'avait pu s'empêcher, comme à chaque fois qu'il en croisait un, de se regarder dans le miroir. Une plaie de huit centimètres fermée par des strips allait de son front à son cuir chevelu, et son nez était légèrement enflé. Il avait eu beaucoup de chance. Après avoir subi une batterie de tests, le médecin avait diagnostiqué quelques hématomes et une légère commotion cérébrale sans gravité. Il lui avait ensuite conseillé de mettre un peu de glace sur ses bleus, donné quelques médicaments pour la douleur, et surtout ordonné de se reposer.

           Du repos. Un mot que Quentin ne connaissait pas. Il se servit un généreux verre de Glenfiddich single malt avec deux glaçons. Installé dans son fauteuil en cuir préféré, il sirota son verre lentement, savourant la chaleur qui envahissait délicieusement son corps après chaque gorgée. Il avait pensé allumer la télévision et s'informer à propos de l'explosion, mais il y renonça, désirant penser à autre chose. Les moments précédant cette dernière tournaient en boucle dans son esprit, ainsi que le souvenir des corps mutilés de ceux qui n'avaient pas eu autant de chance que lui.

           Son verre terminé, il se leva et se dirigea vers la terrasse. Il aimait de cet endroit surplomber la ville, cette ville où il se passait toujours quelque chose. Ici, il se sentait au centre du monde. Il se laissa aller à rêvasser, son regard voyageant d'un endroit à l'autre, observant l'activité de cette fourmilière toute de néon vêtue. La vie suivait son cours, alors que la sienne avait failli s'arrêter brutalement quelques heures plus tôt. Plusieurs familles pleuraient les siens tandis que les passants continuaient à arpenter inlassablement les rues de Manhattan. Une insupportable odeur de crasse le fit sortir de sa rêverie. Il puait. Sans plus attendre, il se précipita vers la salle de bain. Tandis qu'il traversait le salon, il se dit qu'il était bon de se retrouver chez soi, qu'il aurait pu ne plus jamais y revenir. C'est alors qu'il se rendit compte à quel point son appartement était horrible, pas dans sa conception ni dans son agencement, mais dans son aménagement. Il n'y avait pas plus impersonnel que ce lieu. Peu de meubles, pas de tableaux, d'affiches, de photographies, de bibelots, de tapis, rien. Comme s'il regardait vraiment où il vivait pour la première fois depuis des années, Quentin se demanda alors comment on pouvait se sentir chez soi dans un tel endroit. Pourtant l'argent n'était pas un problème, il en avait à revendre. Il se promit de remédier à tout cela dès le lendemain.

           Quentin resta une bonne demi-heure sous la douche, lui qui n'aimait pas y passer plus de cinq minutes d'ordinaire. Puis il enfila un caleçon pour la nuit et alla directement se coucher, sans prendre la peine de manger. Epuisé, il fut pourtant incapable de s'endormir, les souvenirs de la journée continuant de le harceler. Il dut se résoudre à prendre les calmants donnés par le médecin, et dix minutes plus tard, il dormait profondément.

          Quentin rêvait qu'il était devant ce qui restait du quartier de Wall Street, plongé sous un brouillard encore plus épais que l'après-midi. Il se trouvait devant l'endroit où siégeait, ce matin encore, le New York Stock Exchange. Ici, le brouillard avait pris la forme d'un immense cube, plus haut qu'un immeuble de dix étages. Tout autour, les militaires tentaient d'y pénétrer, mais en vain. Cette brume était tout aussi infranchissable que de la pierre. Quentin se rapprocha à son tour, comme poussé par une force invisible. Tout semblait si réel. La peur remuait ses entrailles. Alors qu'il allait tenter de pénétrer à l'intérieur du gigantesque cube, une voix dure, gutturale, puissante, se fit entendre.

           - Je m'adresse à toute l'humanité. Le jour du jugement est arrivé. Vous avez suffisamment bafoué votre terre nourricière et ses êtres vivants, vous devez maintenant payer. Malgré les avertissements, vous n'en avez fait qu'à votre tête. Il est plus important pour vous de tout détruire, de vous détruire, que de trouver un moyen de vivre en harmonie avec ce qui vous entoure. Vous ne méritez pas de rester sur terre plus longtemps. Je vous laisse donc six jours pour me faire changer d'avis. Six jours pour m'apporter quelque chose qui peut me convaincre de vous laisser la vie sauve, quelque chose de précieux à vos yeux et qui le sera aussi aux miens. Dans très exactement seize heures, les lieux détruits se transformeront en temples où vous pourrez venir me rencontrer. Or je vous préviens, chacun d'entre vous n'aura qu'une seule et unique chance. Pour ceux qui préfèreraient agir égoïstement et profiter de ces temps de trouble pour effectuer quelques méfaits, dites-vous simplement que, si personne ne se rend dans les temples, vous serez détruits bien avant la fin du délai. Enfin, pour vous prouver ma toute puissance, ainsi que pour convaincre les sceptiques, je vous donnerai dans très exactement trois heures un signe qui ne trompe pas.

           Puis la voix se tut et Quentin se réveilla en sursaut. Jamais, de toute sa vie, un rêve ne lui avait paru aussi réel. Il avait senti la voix résonner en lui, faisant vibrer chaque parcelle de son corps. Il se rappelait chaque mot. Mais tout cela était impossible, son imagination, pourtant peu développée, lui avait joué des tours. L'accumulation de stress et de fatigue, associée au calmant, ne devaient pas y être étrangers non plus. Comprenant rapidement qu'il ne pourrait pas se rendormir après un tel cauchemar, il décida de se lever. Il était trois heures et quart du matin. Alors qu'il ouvrait la porte du réfrigérateur et s'emparait d'une brique de jus de mangue, il eut comme l'impression que quelque chose clochait. Il se dirigea vers le balcon. Lorsqu'il fit coulisser la porte, s'attendant à ressentir un courant d'air frais, il eut la surprise de constater qu'il faisait toujours aussi doux dehors. Il s'assit sur la chaise longue et se détendit peu à peu.

           Sombrant dans le sommeil, Quentin sursauta et se remit immédiatement sur ses jambes. Il se passait vraiment quelque chose. En effet, la quasi-totalité des appartements du voisinage étaient éclairés, et il entendait ses voisins bouger et parler. Il tenta bien de se convaincre que cette inhabituelle agitation était due aux évènements de la journée, mais il savait pertinemment, dans son for intérieur, qu'il ne s'agissait pas de cela.

Le compte à reboursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant