Le compte à rebours

Chapitre 48

48

Temple de Washington, 18h47.

           Lucy se sentait bien dans cette immense salle blanche plongée dans le silence. Son bien-être semblait s'accentuer au fur et à mesure qu'elle passait du temps en ce lieu. A son arrivée, elle n'avait ressenti que tristesse et désespoir. Tout le monde était résigné, elle y compris. Mais tout allait bien mieux maintenant. Elle n'avait plus faim, ni soif, ne ressentait aucune douleur, n'avait aucune pensée négative, elle se sentait juste engourdie, comme si elle était sur le point de s'endormir dans un bon lit bien douillet. Plus elle avançait dans la file, plus elle perdait la notion du temps. Alors qu'elle avait parcouru quasiment un tiers du parcours, elle aurait été incapable de dire depuis combien de temps elle se trouvait là. Le silence régnait. Plus personne ne parlait et les paroles des gens qui venaient de pénétrer dans la salle ne parvenaient pas jusqu'à elle. Le son de ses pas semblait étouffé. Le sentiment d'engourdissement était de plus en plus fort. Elle marchait comme un robot télécommandé, sans même avoir conscience d'avancer, ni de voir ce qui se passait tout autour. Si elle avait voulu se redresser, regarder les gens, communiquer avec eux, elle en aurait été incapable. Pire, elle ne pensait plus. La seule chose qui comptait désormais, c'était d'arriver au bout du chemin, avec seulement une vague idée de ce qui l'attendait là-bas, et de ce qu'elle devait y faire. Toute son attention était fixée sur cet unique objectif.

           Le temps passait, inexorablement, Lucy ne distinguait plus rien autour d'elle, excepté cette douce lumière blanche, et cela lui suffisait. Elle ne se souvenait même plus être entrée dans le temple. Tout ceci avait eu lieu il y a si longtemps. Elle continuait à avancer, lentement, très lentement, les épaules voutées, fixant le sol d'un regard vide. Et le temps continuait de s'écouler, lentement.

           Lucy sursauta. Le retour à la réalité avait été si violent qu'elle avait eu l'impression que son cœur allait exploser et son cerveau se fissurer. Mais où était-elle ? Que s'était-il passé ? Les images de son entrée dans le bâtiment, puis des évènements des derniers jours lui revinrent à l'esprit par de violents flashes. A tel point qu'elle tomba à genoux, comme une grande partie des personnes qui l'entouraient. Qu'est-ce qui avait bien pu la sortir de son coma ? Elle n'attendit pas longtemps pour le savoir. Des cris provinrent de l'entrée, accompagnés de tirs de pistolets et de rafales de mitrailleuses.

           Lucy se redressa et vit la foule se ruer vers elle, à la recherche d'une échappatoire. Les statues de pierre se pressèrent à l'entrée du bâtiment, afin de repousser les intrus. C'est là que Lucy les aperçut. Ils étaient une bonne trentaine, tous armés jusqu'aux dents. Grâce à leur nombre et à l'effet de surprise, ils avaient réussi à tromper les gardes et certainement les soldats postés dehors.

           Un groupe de cinq jeunes hommes armés de mitrailleuses entourait une statue et la criblait de balles, tandis que trois hommes plus âgés vidaient les chargeurs de leurs fusils automatiques sur une autre. Malheureusement pour eux, tous leurs efforts étaient vains. Les monstres de pierre ne semblaient pas ressentir la moindre douleur et commençaient à s'organiser pour la riposte. Celui qui était entouré par les cinq jeunes hommes transperça le cœur de l'un d'eux avec sa lance, puis trancha la gorge des deux qui se trouvaient derrière lui. L'un des deux survivants, paniqué, s'enfuit en hurlant, mais le colosse ne lui laissa aucune chance. Il lança son javelot vers le gamin et l'atteignit en pleine tête. Puis, alors que le dernier de ses agresseurs avait baissé sa garde, abasourdi par ce qu'il venait de voir, l'immense statue de marbre se retourna vers lui avec une vitesse incroyable, et lui brisa la nuque.

           De partout, les hommes et les quelques femmes qui composaient le groupe d'attaque se faisaient massacrer. Ils tiraient maintenant presque à l'aveugle, afin d'éviter, ou plutôt de retarder, le terrible destin qui les attendait.

           Tout à coup, un garçon et une fille, qui ne devaient pas avoir plus de seize ans, se retrouvèrent face à Lucy. Le garçon était armé d'un fusil à pompe, tandis que la fille tenait fébrilement un pistolet. Ils bousculèrent les personnes qui leur barraient la route puis, alors que le garçon allait en faire de même avec Lucy, une statue fit un impressionnant bond de plus de quinze mètres et atterrit juste devant eux. Lucy recula de quelques pas tandis que la foule, paniquée, s'éloigna le plus possible de ce monstre.

           Tandis que le gardien se dirigeait vers la fille, le garçon lui tira deux balles dans le dos. Il ne tiqua même pas et décocha un terrible coup de poing dans le visage de la jeune fille. Elle alla s'écraser à plusieurs mètres de là, une marre de sang s'étendant autour de son visage.

           - Nonnnnnn !!! Espèce d'enfoiré !!!

           Le jeune homme tira toutes les balles qui lui restaient puis, devant l'inefficacité de son geste, sortit un couteau de chasse de sa ceinture et se rua vers son ennemi. Ce dernier lui enfonça son poing dans l'estomac et le jeune homme tomba à genoux, plié en deux. Il était toujours en vie, mais le coup aurait pu suffire à le tuer, étant donné son extrême violence. Pourtant la mort ne se fit pas attendre, la statue enfonça sa lance dans le dos du jeune homme, qui s'écroula. Lucy était bouleversée. Pas tant par ce qu'elle venait de voir, à croire qu'elle s'était habituée à toute cette violence, mais par l'attitude du jeune homme. En effet, alors que son bourreau s'apprêtait à lui donner le coup de grâce, il n'avait eu d'yeux que pour son amie, s'inquiétant de son sort à elle, et non du sien. Cela voulait dire qu'au seuil de la mort, le moment le plus décisif et effrayant pour un homme, il était possible de penser au sort d'un autre. Lucy en était persuadée depuis toujours, mais pour la première fois, elle en avait eu la preuve en direct.

           Perdue dans ses pensées, elle ne s'était pas rendu compte qu'elle se trouvait à présent seule au milieu du combat entre les trois adversaires. Et, alors que le terrifiant colosse de marbre se dirigeait vers la jeune fille qui gisait sur le sol, Lucy ne s'aperçut pas que celle-ci venait de dégoupiller une grenade. Elle utilisa ses dernières forces pour se redresser et invectiver la foule.

           - Bande de lâches !

           Du sang s'écoulait abondamment de son nez et de sa bouche, elle n'en avait plus pour très longtemps. Sa voix était suppliante et en même temps agressive. Elle pleurait.

           - Qu'est-ce que vous attendez pour vous battre ? Rebellez-vous ! Ne restez pas là à attendre la mort ! Et si vous devez mourir, que ce ne soit pas en vain !

           Puis elle jeta la grenade sur la créature et s'écroula. Le projectile rebondit sur sa cible et retomba à ses pieds. Lucy se trouvait à environ cinq mètres de la scène. Elle avait conscience qu'elle devait fuir mais en était incapable, elle était comme paralysée.

           - Attention !

           Elle fut percutée violemment sur le flanc gauche et transportée à plusieurs mètres de là, puis plaquée au sol. La grenade explosa dans un vacarme assourdissant.

           Lucy ne put dire combien de temps elle resta ainsi, plaquée sur le sol, protégée par un inconnu. Puis les choses semblèrent se calmer et l'étranger desserra son étreinte.

           - Est-ce que ça va ? Vous êtes blessée ?

           Elle se redressa, encore étourdie par ce qui venait de se passer. Et, alors qu'elle allait se remettre debout, une douleur sourde se fit ressentir dans son épaule droite. Elle la regarda et s'aperçut qu'un éclat métallique s'y était incrusté. Du sang s'écoulait de la blessure. Ses jambes flageolèrent et elle s'évanouit.