1.1 - TOUT MEURT AVEC LES GENS

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La maison est si vide, je n'arrive pas à m'y habituer. Les magazines de tricots sont encore entassés sur la réserve de bois de la grande cheminée en briques avec , dans le grand panier en rotin déposé près de l'âtre, les fauteuils en tissu fleuri, le trépieds torsadé où elle posait ses pantoufles fourrées.

Mamie est morte une nuit d'hiver, en plein mois de janvier. Il a fallu prendre le train de Paris direction Limoges, puis le taxi pour rejoindre mon oncle et ma tante Trevisiani qui ont suffisamment de chambres pour accueillir toute la famille.

Suite à la répartition et aux directives qu'elles avait données pour son héritage, le Manoir des Heures Claires, la maison de Colette Kashinsky, ma grand mère adorée, est à moi. Je suis la seule qui lui rendait encore visite dans sa vieille demeure décrépie, au fin fond du Limousin. Et pourtant, je suis la seule de mes oncles, mes tantes et mes cousins qui n'a pas le permis de conduire. Ils m'appellent tous "la parisienne", me prennent pour une pimbêche hautaine, alors qu'ils n'allaient même pas la voir. Seulement un coup de fil de temps en temps, pour être sûrs qu'elle n'était pas tombée.

Malgré ça, elle ne les a pas lésés. Chacun a reçu une somme conséquente avant sa mort. J'ignorais même qu'elle possédait une telle fortune.

Me voilà désormais avec le manoir sur les bras, pendant que le reste de la famille se partage ses autres biens. Personne n'a réclamé la maison, dans un piteux état depuis la mort de papi, il y a quinze ans. Le jardin est devenu une vraie friche, et le bois qui le prolonge est absolument impraticable.

Je suis venue il y a deux jours et demain je devrai déjà repartir. Impossible de prendre un jour de congé de plus sans que François Briard, mon supérieur, ne pique une crise de nerfs avec option hystérie. Son passe temps favori semble consister à nous rabaisser, mes collègues et moi, mais il ne peut apparemment pas se passer de nous plus d'une journée. Je suppose que la vie du service marketing est en jeu lorsque je m'absente.

J'ai eu du mal à faire fonctionner les radiateurs en arrivant et le salon commence à peine à se réchauffer. Je pense que je les laisserai fonctionner en mon absence. Je dois revenir le week end prochain, décider de ce que je conserve et de ce que je jette, parmi les affaires d'une vie entière d'une femme et de celles qu'elle a gardées de son époux.

Tout à l'heure, j'ai découvert dans un tiroir un bouquet de fleurs séchées. Je me suis sentie si triste en les jetant, pensant qu'il avait dû être chargé d'une valeur sentimentale forte pour que mamie l'aie gardé jusqu'à sa mort. Mais il ne signifie plus rien pour personne. Les sentiments meurent avec les gens. Tout meurt avec les gens.


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visuel : Isaac Levitan, In the forest at winter

La Licorne était borgneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant