1.2 - TOUT MEURT AVEC LES GENS

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17h. Il n'est pas tard, mais la nuit commence à tomber. Je dois inspecter un minimum le terrain pour avoir une idée du travail qui m'attend la semaine prochaine, surtout si je dois me procurer du matériel de jardinage, ou carrément faire appel à un paysagiste. Il vaut mieux que je m'y prenne à l'avance pour ne pas être prise au dépourvu au printemps. Bon sang, j'ignore tout des jardins, j'ai toujours vécu dans un appartement, entre une voie ferrée et un gymnase municipal. Et depuis quelques mois, je vis sous les toits d'un immeuble haussmannien en plein cœur de Paris. La verdure ne fait pas vraiment partie de la vue. Le domaine des Heures Claires est si vaste, je me vois mal en faire le tour à pied. Une paire de bottes en caoutchouc pourrait être utile.

Compte tenu de la tombée imminente de la nuit, un tour rapide du potager et du chemin qui contourne le bosquet sur le côté sud du bois devrait me donner un bon aperçu du travail à abattre. J'enfile deux de mes gilets de laine ainsi que les sabots en caoutchouc de ma grand mère par dessus mes bottines de citadine. Bien couverte, je sors dans le froid hivernal, humide et brumeux, de la rase campagne de Haute Vienne.

Le petit châtelet à deux étages paraît mort sous le lierre endormi qui l'escalade et son toit d'ardoise négligé par les hommes et malmené par le temps. sans plus de lumière aux fenêtres que le salon et la chambre que je me suis octroyée. Aucun véhicule ne donne signe de vie dans la cour près de la grille, aucune trace de pas dans la pelouse gelée qui émerge à peine après cinq semaines de neige. Heureusement que je n'ai pas peur de la solitude.

L'herbe blanchie du jardin s'étend presque à perte de vue, jusqu'à un petit bois pris dans le brouillard. J'enjambe les herbes hautes, au rythme du craquement du gel sous mes pas. Ici, le froid est mordant et un manteau blanc recouvre le paysage dès la Noël alors que dans nos contrées chauffées de pollution, nous attendons aisément un mois de plus.

La neige couvrira sans doute encore tout ça quelques fois avant qu'il soit possible d'arranger vraiment le domaine. Mais pour moi qui ne compte mes venues que par week-ends, les semaines vont vite passer.

Je m'engage dans le chemin de terre qui jouxte la barrière de la propriété voisine, transformé pour la saison en chemin de boue, et je chronomètre mon parcours avec mon téléphone. Si je marche plus de dix minutes sans en voir le bout, je fais demi-tour.

Dix minutes ont passé et je n'ai pas l'impression d'avoir avancé d'un iota. Un regard rapide de l'autre côté de la clôture me fait craindre l'arrivée de la nuit plus vite que je ne l'avais prévu. La lumière rose qui se répand sur les nuages est magnifique. Je m'arrête un peu, accoudée à un piquet planté de travers, pour contempler le ciel. Seule face à cette immensité, je me sens toute petite.

J'engage un demi tour pour rentrer et me trouve soudain face à mon propre terrain. Un sentiment d'accablement m'envahit. Comment viendrais-je à bout de cet héritage ? Ne ferais-je pas mieux de tout vendre ? Mon regard se pose sur les arbres, les broussailles, les buissons, les branches arrachées et tombées ça et là. Quelque chose cloche.

Je ne sais pas quoi, mais quelque chose cloche. Sans doute l'amas de ronces que j'aperçois à quelques mètres a-t-il une forme trop parfaite, trop ronde, trop grosse au milieu des arbres. Je n'ai rien vu de tel jusque là. Je n'ai pas envie de m'enfoncer dans la forêt, avec la neige qui me fait risquer une bonne chute. Mais je ne peux pas m'empêcher d'aller voir. Partir maintenant, ce serait comme renoncer à trouver un mot que j'aurais sur le bout de la langue.

Ce n'est clairement pas une bonne idée, mes vêtements ne sont pas adaptés, les sabots manquent plusieurs fois de rester enfoncés dans la boue et la tourbe. Mon bonnet s'est envolé, laissant une bourrasque jouer à sa guise avec mes cheveux qui ne forment désormais plus qu'une informe tignasse rousse. Il s'est déposé quelques mètres au dessus de ma tête, dans les branches nues d'un gros chêne. Formidable.

Tout est si calme ici. Le vent s'est tu et on n'entend même pas un oiseau piailler ou voler. Je ne sais même plus où est ce fichu buisson. Est-ce que c'était vraiment ça qui me donnait cette impression bizarre ?

Alors que je me pose cette question à moitié existentielle, mon gilet se prend dans des épines et je manque de l'arracher en tentant de me sortir de ce traquenard. C'est là que je frôle la crise cardiaque. Le buisson de ronces que je cherchais se trouve juste devant moi. Et il en sort un crâne brûlé par le froid.


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visuel : Isaac Levitan, In the forest at winter

La Licorne était borgneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant