33

279 49 0
                                    

Il y a un brouillard à couper au couteau. La neige gèle peu à peu au sol, il fait trop froid pour qu'elle tombe, pas assez pour qu'elle fonde. Je me sens comme prisonnière d'un village de glace. Personne ne montre le bout de son nez dans la rue. Pour tout dire, je serais bien restée au chaud dans le salon rose des Dubré, mais si je dois repartir ce soir dans un état de déprime avancée, j'ai besoin de faire des provisions. Je prévois beaucoup, beaucoup de chocolat.

Je fais une razzia en bonne et due forme dans la superette locale, vide pendant que les habitants du coin sont au travail dans une ville plus grande.

Lorsque je ressors de là sans y voir à plus de trois mètres, je heurte quelqu'un de plein fouet. Je recule de plusieurs pas et perd mon bonnet qui tombe au sol. Le bonhomme résiste au choc sans s'ébranler d'un iota. Alors que je suis déstabilisée sur le seuil de la boutique et que je m'apprête à ramasser mon bonnet, l'homme auquel je viens de me heurter me devance et le récupère dans la neige, avec beaucoup de galanterie. Il porte de luxueux gants en cuir noir fourrés pour se protéger du froid. Mon regard se porte ensuite sur son manteau de laine sombre à la coupe parfaite. En me redressant, j'ai le souffle coupé. C'est Sean Connery. Enfin Sean Monteiro.

J'ai peur qu'un voile d'inquiétude ne passe sur mon visage à cet instant. Je fais un effort monstrueux pour contrôler ma respiration et ne pas perdre mon calme pour éviter de rougir plus que de raison. Plus qu'une jeune personne légèrement intimidée d'en revoir une autre, par exemple. Ça devrait passer.

— Bonjour, j'arrive à articuler.


Heureusement, je n'ai pas la voix enrouée par ma gorge nouée. Sean semble extrêmement à l'aise. Après m'avoir remis mon bonnet en main, il effleure mes doigts de ses gants froids et esquisse son fameux baisemain parfait.

— Ravi de vous revoir Mademoiselle Kashinsky. Alors, vous avez pu rencontrer Madame Cacheton ?

— Ou... oui, je bredouille. J'ai pu passer ma commande.

— Quelle surprise de vous croiser à Felletin, continue-t-il en me prenant délicatement par les épaules pour m'emmener dans son sillage engager une balade désinvolte. J'aurais parié que vous étiez venue simplement pour votre rendez-vous. Vous logez ici, en fait ?

Oh non, en accompagnant Antoine ces derniers jours, j'ai perdu l'habitude de mentir sur ma situation. C'était assez confortable, je dois dire. Il faut que je prenne le temps de retrouver mon histoire à dormir debout et reprendre mes marques.

Je me compose un sourire charmeur de circonstance. J'adopte ma fameuse voix suave apprise à l'adolescence.

— Oui, effectivement, je roucoule (oui, je roucoule. Je fais ce que je peux !) J'ai trouvé une chambre d'hôte absolument douillette et de circonstances avec cette neige à l'entrée de la ville. Je m'y suis sentie tellement bien que j'ai décidé de prolonger mon séjour.

il sourit d'un air tranquille. J'essaye de prolonger la conversation en attendant l'arrivée du portraitiste, ou plus exactement du lieutenant Clouet qui doit l'accompagner. Je tente discrètement de nous rapprocher de ma maison d'hôte.

— C'est si agréable de vous croiser à nouveau Monsieur... ?

— Coleman.

Ah bon ? Première nouvelle. Tu as combien de noms, Sean Connery Monteiro Coleman ?

— Monsieur Coleman, je n'ai pas arrêté de repenser à notre conversation de l'autre jour, et je rêvais de vous recroiser afin que vous puissiez m'en dire plus sur la tapisserie de Felletin, et les œuvres de Soulages...

— C'est vrai ? Vous m'en voyez ravi. Et si nous prenions un café au chaud pour en discuter ? C'est le week end, j'ai tout mon temps.

Nous continuons à marcher sur les trottoirs enneigés, à mi chemin entre le Café de Felletin et mon pied à terre. Je peux tenter le coup. Nous nous engageons sous une belle arche en pierre type renaissance qui se prolonge jusqu'à une ruelle, un peu plus loin. Tant mieux, cela nous amène sur le chemin que je souhaite prendre. Je marche devant lui pour dissimuler mon téléphone, avec lequel j'envoie un message cryptique à Rivière.

— Euh, je bredouille. Ma chambre d'hôte a un salon absolument ravissant avec une cheminée. Mon hôtesse entretient toujours le feu, ce serait un endroit idéal pour nous installer, non ? Le Café du centre est un peu froid...

— Oui, me réponds Monteiro Coleman de son ton le plus aimable, mais je ne suis pas certain que ce soit exactement ce que je recherche.

Quoi ?

Pas le temps de me poser plus de question. Je ressens une légère douleur dans le dos, et je sombre, sous l'arche, à l'abri des regards.

La Licorne était borgneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant