14 - UNE AUTRUCHE DÉGINGANDÉE DANS UNE BOUTIQUE DE CRISTAL

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Lorsque je franchis la porte de l'atelier Pinton, la chaleur prend mes joues refroidies par le vent glacial de février. Je me débarrasse de mes couches de vêtements en me rendant au comptoir d'accueil, dont le poste est inoccupé.

J'attends patiemment quelques minutes. Le hall est blanc, moderne, voire refait par un architecte. Peu d'éléments indiquent que nous sommes dans un atelier de tapisserie. Encore moins un atelier historique.

Je commence à m'impatienter au bout de quelques minutes totalement seule dans cette grande entrée que rien ne rend chaleureuse. Pas de sonnette, pas de caméra vidéo. J'appelle quelqu'un au hasard des portes laissées ouvertes qui donnent sur de longs couloirs blancs tout aussi inoccupés. J'hésite à m'asseoir sur un de ces sièges design rouges dont le revêtement a l'air de gratter.

Ça se trouve, l'hôte ou l'hôtesse d'accueil est déjà parti... avec Rivière. J'enrage.

Alors que je remets mon écharpe dans l'intention de quitter l'atelier, un homme d'âge mur franchis le seuil d'une des portes par lesquelles j'ai appelé en vain. Il semble sûr de lui, porte parfaitement bien une belle cinquantaine, cheveu poivre et sel, veste en tweed. Exactement comme on pourrait imaginer le responsable d'une grande maison de tapisserie, même basée à Felletin.

Il s'approche de moi avec un air amusé et me pose la main sur l'épaule, l'œil rieur.

— Puis-je vous aider, Mademoiselle ?

— Oui, je réponds en me levant.

Il n'est pas très grand, peut-être une demi tête de plus que moi, mais dégage un charisme qui me donne tout de suite confiance en lui. Il a des allures de James Bond en reconversion. Je ne semble pas être en présence de la personne qui s'occupe de l'accueil. Elle doit être trop occupée avec Rivière, je suppose.

— Vous êtes venue pour une commande ? Avez-vous pris rendez-vous ?

J'hésite un instant à lui mentir, mais je ne suis plus à ça près, suite à tous les bobards inventés au fur et à mesure ces dernières semaine, y compris aux membres de ma propre famille.

— Pour tout vous dire, je réponds comme si tout était normal et que j'étais aussi sûre de moi que lui, j'ai rendez-vous demain, mais je suis arrivée à Felletin aujourd'hui, et je me suis dit « pourquoi ne pas me rendre à la Maison Pinton tout de suite ? Pourquoi attendre ? » J'ai tenté la chance.

Pas terrible, comme mensonge. Mais le sosie de Sean Connery ne se démonte pas pour autant. Il se rend derrière le bureau planté en plein centre du hall et consulte rapidement le registre.

— Vous êtes Mademoiselle... ?

— Kashinsky.

— Votre rendez-vous est demain à quinze heures ?

— Oui, c'est tout à fait ça.

— La personne qui doit vous recevoir n'est malheureusement pas là en ce moment.

— Vous ne pouvez pas m'aider ?

Il s'avance vers moi, me tend galamment la main pour m'aider à me relever, et me fait faire quelques pas vers l'unique œuvre tissée accrochée au mur. Il m'invite à la regarder de plus près, tout en conservant ma main dans la sienne. Étonnamment, je ne trouve pas ça désagréable.

— Voyez le tissage, commence-t-il à m'expliquer, c'est une technique à 12 fils très précise inventée par Monroe en 1912. Ici, vous êtes devant une œuvre abstraite dont le dessin a été réalisé par Soulages. Des teintes très spéciales de noir et d'anthracite ont été crées ici pour cette tapisserie, offerte par la suite par l'artiste.

Je suis subjuguée. Pourtant, je me contrefiche pas mal de la tapisserie.

— Je pourrais vous en dire encore beaucoup sur les techniques et les artistes du XIIIe siècle à nos jours, continue-t-il, malheureusement, je ne vous serai que fort peu utile pour votre commande. Et pour tout vous avouer, je suis plus porté sur la pâtisserie que tapisserie. Ahah.

Je m'esclaffe. Je regrette aussitôt. Cette blague était carrément nulle, mais je pourrais rire à n'importe laquelle des blagues de Sean Connery, même sans jeu de mot. Il me fixe droit dans les yeux avec un regard de braise. Je n'arrive pas à croire que je viens de penser « regard de braise ». Il faut que je me fasse soigner. L'homme reprends ma main qu'il avait lâchée le temps de sa plaisanterie et y applique un baisemain réglementaire, sans toucher ma peau de ses lèvres. Décidément le summum de l'élégance. Je me sens comme une autruche dégingandée dans une boutique de cristal.

— Je vous souhaite une bonne journée, mademoiselle Kashinsky.

Il enfile un manteau en laine gris, une écharpe de tartan et un feutre à l'ancienne avant de franchir la porte et disparaitre au coin de la rue.

Je m'assied sur un des affreux fauteuils le temps de reprendre mes esprits. Toujours personne à l'accueil. Je décide d'aller respirer un peu d'air frais pour oublier le parfum musqué de Sean qui flotte dans tout le hall de l'atelier. Il me fait tourner la tête. Dans tous les sens du terme.

Dans la cour je vois une voiture passer devant le portail. Je repense alors à l'étrange 4L vert d'eau de Rivière. Qui possède encore des 4L de nos jours ? La dernière fois que j'en ai vu une, j'avais dix sept ans et je partais pour la première fois en vacances seule avec des amis au bord de la mer. L'un d'eux avait hérité de cette vieille carcasse de l'un des membres de sa famille. Nous avions ri comme des bossus tout le trajet en tentant de nous servir de l'autoradio, fenêtres grandes ouvertes pour compenser l'absence de climatisation, persuadés que nous finirions dans le fossé suite à une panne. Celle de Rivière était belle et bien entretenue.

Je pousse l'observation jusque dans la rue. Je regarde à gauche, puis à droite. Plusieurs places de parking en bord de route sont libres. Aucune 4L en vue. Je me suis tellement précipitée que je n'ai même pas fait attention. Le lieutenant Rivière ne se trouve absolument pas ici. Ce n'est pas lui qui retient l'hôte ou l'hôtesse d'accueil. Et la personne qui doit me recevoir n'est pas là non plus. Inutile de m'attarder plus longtemps.


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visuel : Pierre Soulages, Peinture

La Licorne était borgneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant