2.2 - IL Y A UN CADAVRE DANS MON JARDIN

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— Madame, comment avez vous découvert le corps ?

— Je viens d'hériter de la propriété, j'essayais d'en faire le tour à pied, et j'ai vu ça.

— Vous n'étiez jamais venue ici auparavant ?

— Sur cette partie du terrain, pas depuis des années... Ça fait longtemps que je ne joue plus à cache-cache dans les bois, vous savez. Et je ne suis pas fan de randonnée.

Il baisse les yeux sur mes sabots, songeur.

— Je vois ça.

Jacqueline-aux-pompons s'extrait du bois à ce moment là dans un assourdissant bruit de froissements d'anorak.

— J'ai sécurisé le périmètre, annonce-t-elle, on n'a plus qu'à attendre le reste de l'équipe.

Mon visage se décompose.

— Vous n'avez pas fini ? je demande.

— Ça ne fait que commencer, Madame, me réponds directement Rivière. Rentrons nous mettre à l'abri, et vous serez aimable de me montrer vos papiers.

C'est une blague. Sans plus un mot, je rebrousse chemin vers le manoir. J'ai totalement repris mes esprits. Je suis paumée dans la cambrousse et suspectée de meurtre par un policier de province. J'aurais mieux fait d'embaucher directement un paysagiste plutôt que de me la jouer propriétaire terrienne au crépuscule. On m'y reprendra à vouloir m'imaginer une vie romantique.


—Mademoiselle... Angèle Colette Josette Kashinsky, annonce Rivière en lisant mes papiers, au chaud dans ma salle à manger.

Il lève les yeux vers moi et me toise de la tête aux pieds.

— C'est votre adresse actuelle ? À Paris ?

— Oui, je réponds, blasée par le jugement implicite qu'il doit désormais avoir sur ma personne.

Il me rend mon passeport.

— Vous allez suivre le lieutenant Bougival au poste.

— À Limoges ? Et comment je rentre chez moi, après ?

— Vous n'avez personne pour venir vous chercher ?

— Vous voyez quelqu'un d'autre ici ? je m'énerve.

Le froid, la mort de mamie, François Briard et ses congés au compte goutte, le squelette dans le jardin, c'en est vraiment trop.

— J'ai un train à prendre ce soir, moi ! Dans...

Je regarde ma montre. 19h. Et merde. Je hurle de rage toute seule sous leur regard médusé.

— J'ai raté mon train !

— Madame, je vous emmène au poste, annonce fermement Jacqueline.

— Mademoiselle, reprend Rivière.

Cinq autres policiers choisissent ce moment là pour débarquer dans la maison. Ils tambourinent les tomettes avec leurs rangers, répandant de la boue et de l'eau jusque sur le tapis du salon. Rivière les conduit dans le jardin. Visiblement, je ne bénéficierai pas de son soutien. Jacqueline m'attrape par le bras et me traine vers sa voiture avec une force étonnante.

Voilà comment je me retrouve au poste de police vingt minutes plus tard. Si j'étais dans une série américaine, est-ce que j'utiliserais mon unique coup de fil pour appeler mon patron et prolonger mon congé ? Je devrais plutôt appeler ma mère.

Sauf que je ne suis ni dans les Experts ni en garde à vue, Jacqueline me fait patienter seule dans une pièce, sans doute pour me calmer compte tenu de la manière dont elle m'a parlé comme à une demeurée durant tout le trajet. Elle pense peut-être que j'ai abusé de l'alcool.

Lorsqu'un agent me reçoit, il prend simplement ma déposition pour la découverte du corps. Puis, on me relâche dans la nature. Ce fichu Rivière m'a fait marcher !

Me voilà en plein Limoges, sans voiture, à minuit. Je n'ai plus qu'à appeler mon oncle et ma tante. Je veux rentrer chez moi. Mon vrai chez moi, pas la maison de mamie. Je m'enroulerais dans mon plaid en pilou avec un chocolat chaud pour me réconforter. Il me faudrait aussi un shampoing.

Lorsque mon oncle Jaquie débarque au volant de sa 205, j'ai les larmes aux yeux. Dieu merci, il fait nuit noire et ça ne se voit pas. Il n'est pas très causant, Jaquie, et ce soir ça m'arrange bien. Je m'assieds sur le vieux siège en tissu qui dégage cette odeur caractéristique des vieilles voitures, entre le tabac froid et le plastique neuf. De quoi vous coller une bonne nausée.

Mon oncle s'est enfoncé une casquette rouge Champion sur la tête pour cacher sa tignasse. je l'ai clairement tiré du lit.

—Merci, je chuchote. Je suis crevée.

— T'as attendu 29 ans pour te retrouver au poste ?

Ça me fait plaisir que cette histoire lui arrache un sourire malgré le dérangement. Ça risque de ne pas durer vue que je compte lui raconter toute l'histoire. Après tout le squelette était dans le jardin de sa belle-mère. Et si c'était lui qui l'y avait déposé ?

Je regarde Jaquie à la lumière de l'éclairage public qui défile à 50km/h. Sous la casquette rouge, un crâne dégarni grisonnant, un nez rouge qui n'a cessé de grossir et pousser depuis mon tout premier souvenir d'enfant, une veste de survèt' tout droit déterrée des années 90 et... un short. L'habitacle est chauffé, mais tout de même. À ses pieds, claquettes chaussettes. Jaquie est venu en pyjama. Comme mon père lorsqu'il venait me chercher en soirée à minuit quand j'avais 14 ans.

Il a tellement le look du parfait serial killer que ça me parait impossible qu'il soit mêlé à tout ça. Ou peut-être que je me rassure parce que je ne suis pas aux commandes du véhicule et que je ne connais pas assez Limoges pour savoir si nous roulons dans la bonne direction.

À peine je me fais cette remarque que nous arrivons sur le perron de son immense pavillon. Ma tante Corine nous attend en robe de chambre rose à la fenêtre de la cuisine, les joues rougies par le froid. Ou par la Suze. Mon oncle et ma tante Trevisiani sont décidément le fleuron de ma famille. Mais je les adore, je n'y peux rien. Tout le monde ne serait pas venu me sauver la vie à minuit après que je me sois fait jeter du commissariat. Nous entrons et Corine m'invite à m'asseoir dans la cuisine. Jaquie sort la sempiternelle bouteille de Ricard dont la dosette imprimée me fascinait tant lorsque j'étais gamine.

— Tu vas pas refuser une anisette.

— Bien sûr que non.

Bon Dieu ce que je déteste ça. Mais j'ai deux trois trucs à leur faire avaler, il vaut mieux être polie.


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visuel : Utagawa Kuniyoshi, Mitsukuni défie le spectre squelette invoqué par la princesse Takiyasha

La Licorne était borgneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant