21.2 - UN SOUPIR À FENDRE L' ÂME

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Antoine me raccompagne gentiment chez Clotaire et Janis. Lorsque je me rends compte qu'il ne me suit pas à l'intérieur, ma curiosité refait surface comme une mauvaise graine.

— Tu ne restes pas avec moi pour déjeuner ?

— J'ai du boulot, me répond-il en ajustant son feutre.

Un voile de gêne lui traverse le visage. Il me cache quelque chose, j'en suis certaine. Il fait la même tête que lorsqu'il a essayé de me persuader de ne pas le suivre !

— Ils t'ont dit quelque chose à l'atelier ? Qu'est-ce que tu as appris ? je demande en me jetant sur lui comme une folle.

Oui, une folle.

Sans me brusquer, il époussète les flocons qui n'ont pas fondu sur mes épaules et me regarde droit dans les yeux.

— Angèle, ta sécurité est plus importante que ta curiosité. Je ne savais pas tout ça ce matin. J'ai été imprudent de te laisser me suivre. Je veux que tu restes ici en sûreté.

— Ici ? Avec un alcoolique et une dealeuse de crack ?

— Quoi ? s'étonne-t-il. Qui deale du crack ?

Oh, hum, okay, il va découvrir que je suis complètement cinglée.

— Oublie.

— Tu rigoles ou quoi ? Qui deale du crack ? s'énerve-t-il.

— Personne, j'élude.

J'entends Janis chantonner dans sa cuisine rustique. Antoine fronce de plus en plus les sourcils. C'est qu'il sait se montrer menaçant. Je ne tiendrais pas trois secondes en interrogatoire. Je lui déballe tout.

— Je me disais juste que Janis Joplin aurait très certainement fini par tenir une maison d'hôte si elle n'était pas morte d'une overdose à vingt sept ans. Comme Jim Morrison et Jimmy Hendrix. Et qu'elle refilerait du LSD dans le café de ses clients, au petit dèj. Très Chroniques de San Fransisco.

Rivière est complètement perdu. Ça se VOIT. Il ne cherche même pas à me faire croire qu'il me prend au sérieux. Tant pis.

— Et donc Janis, je veux dire Madame Dubré, elle est trop proprette sous son tablier en dentelle, tu ne trouves pas ? Et depuis le jour où je suis arrivée dans cette ville, je me sens trop bien pour que ce soit honnête. Je ne suis jamais d'aussi bonne humeur, chez moi. Alors de fil en aiguille, je me suis dis...

— Quoi ?

— Mais enfin c'est évident ! Que Janis devait mettre de la drogue dans mon café !

Il me regarde d'un air dubitatif. Lorsqu'il comprend que je n'en démord pas, son visage s'allonge encore plus. Je ne savais pas qu'un visage pouvait autant s'allonger à la vue d'une trop vive imagination. Ou de la folie. Ou juste à ma vue. Je sais, je sais me montrer surprenante.

— Angèle, tu as besoin de repos.

— Je ne veux pas me reposer ! je m'emporte. Je lis un bouquin depuis une semaine, je ne fais que ça ! Je suis complètement reposée !

— Pas la peine de hurler, objecte-t-il.

— Je ne hurle pas.

— Si qui que ce soit apprend que tu m'as accompagné, je suis dans la merde. Alors reste à ta place, s'il t plait.

J'exulte intérieurement.

— Personne ne le sauras !

— Allez, en voiture. Passe-moi ton briquet.

Je n'en peux plus de joie. Franchement, ça aurait été un calvaire d'attendre le portraitiste en solitaire, malgré mon attachement au petit salon rose de Janis et Clotaire. Et puis j'ai terminé mon livre. Oh. J'ai oublié de remettre la robe de Zélie à l'extérieur. Je vais payer ça ce soir lorsque je rentrerai dans une chambre qui pue.

Antoine prend une minute pour chauffer la serrure de la 4L bloquée depuis quelques heures. Finalement, rien de bien m échant. Je monte sur le siège passager. J'ai l'impression d'avoir dix huit ans. Les tissus trainent une odeur de tabac froid passée qui doit s'être incrustée là en 1984. Le boitier de vitesse est un objet absolument fascinant relié au tableau de bord. Pas évident de faire une course poursuite là dedans. Pour preuve l'allure d'escargot qu'on a pris dans les virages hier soir.

— Attache ta ceinture.

Je m'exécute.

— Ça doit pas être évident...

— Je ne fais pas de courses-poursuites dans ma propre voiture.

Antoine démarre et se dirige vers la sortie de la ville. Très rapidement, nous nous retrouvons sur des petites routes de campagne cernées de forêts. J'avoue avoir un peu peur pour ma vie sur les routes qui sont encore gelées. Je me rappelle sans problème pourquoi je n'ai pas le permis de conduire. Je déteste ces voies en lacet.

— Où va-t-on ?

— J'ai repéré un gîte luxueux à Aubusson.

— Attends... je commence à m'offusquer.

— Pas pour prendre une chambre, bon sang, Angèle, m'arrête-t-il aussitôt.

Je suis mortifiée de ma propre méprise. Je crois que je n'ai pas eu honte comme ça depuis une boum en quatrième. Je prête peut-être des intentions à Antoine qui sont en fait très éloignées de la réalité ? Mais il m'a bien embrassée hier soir. Je m'égare. Je ne devrais pas penser à ça alors que je suis recherchée par un criminel. Ou alors que je recherche un criminel, dans cette 4L, avec le type à propos duquel je semble me méprendre.

— Je commence par Aubusson car c'est une grosse ville. Il semblerait que Monteiro se soit pris un logement plus que cossu dans les environs. On n'est jamais aussi bien renseigné que lorsqu'on se déplace directement.

— Mais si on tombe sur lui et qu'il me reconnait ?

— Tiens, c'est maintenant que tu te poses la question ?

— Mais je ne savais pas que c'est ce que tu comptais faire ! je m'indigne.

— Je t'ai dit que je travaillais. Qu'est-ce que tu t'imaginais ? Tu resteras dans la voiture.

Je ne dis rien. Salon rose ou 4L sans chauffage, le choix est vite fait. J'aurais du poser la question avant. Je pensais qu'une investigation sur le terrain serait plus... excitante.

— J'ai bien réfléchi à ce que tu m'as dit, lance Antoine, sans que je n'ai aucune idée de ce dont il parle. Madame Dubré ne drogue pas tes cafés. Tu te sens bien parce que tu es en vacances. Et que tu te plais ici. C'est aussi simple que ça.

— Non, je boude. Elle me drogue.

— Oui, sans doute, se moque-t-il sans quitter la route des yeux. J'avais besoin de ton imagination dans cette voiture. Voilà ce qui manquait à ce boulot de merde.

Et il rit tout seul. Je ne sais pas si c'était un compliment.

La Licorne était borgneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant