11 - LE LIMOUGEAUD REPREND SON SOUFFLE

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Les pièces du puzzle commencent à apparaître, à défaut d'être assemblées. Et c'est déjà une petite victoire pour moi, puisque la police semble avoir laissé tomber mon affaire. Je ne peux toutefois pas leur reprocher de ne pas se passionner comme moi pour la mystérieuse personne de Zélie de Bourg Debiere Kashinsky.

Nous rentrons à Paris avec trois nouvelles trouvailles : L'inspection plus attentive du livre nous a permis de noter que l'éditeur est un certain Kashinsky. Oups. Celle de la bibliothèque a mené à la découverte de nombreux autres romans anciens, tous signés Z. Debiere, et tous édités par Mr Kashinsky. Je suppose qu'il s'agit d'Henri Kashinsky. Ou du moins d'un membre de sa famille. Ça paraît assez logique.

Enfin, j'ai mis la main sur les fameuses factures d'un bijoutier de Limoges pour l'achat de perles fines. Nous avons à nouveau gratifié le no man's land limousin de cris de joie hystériques.

Dès lundi matin au bureau, je fais une entorse au règlement et passe un coup de fil personnel avec le téléphone fixe.

— Effectivement, m'annonce la voix nasillarde de l'acheteur limougeaud. Nous en avons référé au siège parisien, tant les pièces étaient exceptionnelles.

— À ce point là ? demandé-je en jetant des œillades inquiètes vers le bureau vitré de François Briard.

— Oui, votre grand-mère était en possession de perles d'une immense valeur. Un trésor familial, d'après ce que j'ai compris ?

— Tout à fait, je confirme en entendant la pointe de soupçon dans sa voix. Un héritage du XIXe siècle. Ma grand-mère a décidé de le démanteler pour nous en faire profiter. Il faut dire qu'elles étaient cousues sur une robe dont l'ensemble était assez hideux.

Je le sens interdit à l'autre bout du fil. Il peine sans doute à croire ce que je viens de dire, compte tenu la qualité du lot que ma grand-mère lui a vendu.

— Tout a été vérifié dans les règles, les pièces n'avaient jamais été répertoriées par aucun bijoutier depuis plus d'un siècle et ne correspondaient pas à un quelconque vol ni trafic. Un très bel héritage probablement acheté sans intermédiaire. Nous nous sommes permis, avec l'accord de Madame Kashinsky, de tout répertorier et de faire une publication.

— Que sont devenues ces perles ?

— Nous les vendons aux enchères.

— Avez-vous eu d'autres cas semblables ces derniers temps ?

— Pardon ?

Oups, ma conversation tourne à l'interrogatoire.

— Est-ce que d'autres perles fines ont été mises sur le marché ? Croyez-moi ou non, mais lors de mon inventaire, j'ai noté que le vêtement sur lequel elles étaient cousues devait en posséder encore plus.

— Encore plus, vous dites ?

— C'est une supposition.

Le limougeaud reprend son souffle à l'autre bout du fil.

— Non, Mademoiselle Kashinsky, votre grand-mère était, pardonnez-moi le jeu de mot, la perle rare de l'année dernière.

Nous concluons sur quelques politesses. Il me confirme que l'achat correspond aux sommes que mamie a légué. Elle n'a visiblement rien gardé pour elle. Mais où tout cela me mène-t-il ? Visiblement pas sur la trace d'un voleur qui aurait lui aussi vendu sa trouvaille. Du moins pas sur le marché légal. Et moi, je n'ai aucun moyen de savoir s'il a revendu ça sous le manteau.

Quelles pistes me reste-t-il à explorer ? Les livres et la robe.

Google est sympa, mais je n'y trouve aucune trace des éditions Kashinsky. Je rends visite sans succès à quelques libraires parisiennes de livres anciens avec mon ouvrage de Z. Debiere à la main. Non seulement personne n'a entendu parler de Kashinsky, mais de Zélie non plus. Pourtant, il doit y avoir une trentaine de romans en tout. Et, si je ne m'abuse, pour avoir acheté plus de 200 000€ de perles fines, elle a du en vendre, des bouquins, la Zélie.

Je me rabats sur la robe. J'appelle d'abord le musée Galliera, et quelqu'un me rappelle après dix jours de harcèlement continu. On me renvoie vers la Cité internationale de la tapisserie d'Aubusson en me recommandant, je cite, "de me calmer, Mademoiselle".

À Aubusson, c'est encore la croix et la bannière pour obtenir l'avis d'un spécialiste. Je finis par récupérer un e-mail et il semble que la photo de la robe interpelle le Docteur Massi, expert de la période couvrant les XIIIe, XIVe et XVe siècle.

Nous convenons d'un rendez-vous téléphonique un jeudi à 14h. J'ai cessé de compter mes appels personnels au travail il y a quinze jours.

— Mademoiselle Kashinsky, cette tapisserie est tout à fait hors norme, m'annonce une voix de femme après que je me sois présentée.

Je me sens complètement idiote. Je m'étais imaginé un homme. Stupide petite Angèle.

— Il s'agit d'une représentation classique type mille fleurs du XVe siècle, cependant les figures animales sont très mal exécutées.

— Qu'entendez-vous par là ?

— Eh bien il faudrait dater les fils, mais il est probable que la tapisserie ne date pas du tout de cette époque mais soit bien plus récente. Navrée de vous décevoir.

— Vous ne me décevez pas.

— Vous ne cherchez pas à faire expertiser cette robe ?


— Je souhaite savoir où elle a été fabriquée.

— Je vous le dit, il est possible que cela soit récent. Soit l'artisan était peu doué, soit le dessin de base est de mauvaise qualité. Je vous demande pardon, mais... vous avez vu cette licorne ?

Je soupire.

— Oui, elle est affreuse.

— Un cas d'école.

— Je me demande ce qui a pris mon ancêtre de faire fabriquer cette chose.

— Ah, Mademoiselle, le cœur a ses raisons...

— Cela vous aiderait-il de la voir ?

— J'en serais ravie. Quand pensez-vous pouvoir passer par Aubusson ?

Mmmm, bonne question. Je laisse la question en suspens et promets de la recontacter. Lorsque je pose le combiné sur son socle, je découvre qu'une personne se tient comme un piquet devant mon bureau. Je lève les yeux sans vraiment le vouloir. François Briard. Je suis morte. Enfin, peut-être pas autant que Zélie.

— Mise à pied.

Il n'ajoute pas un mot de plus et repart vers son bureau. Cinq minutes plus tard, je reçois un e-mail me sommant de prendre un mois de vacances forcées sans soldes. Et merde.

Je rappelle le docteur Massi. On dirait que je vais descendre à Aubusson plus tôt que prévu.


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visuel : Tapisserie des cerfs ailés

La Licorne était borgneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant