3 - TU VAS PAS REFUSER UNE ANISETTE

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Le lendemain, je me réveille complètement groggy et le dos brisé après une nuit sur le matelas mou de la chambre d'amis. Corine m'a gentiment préparé un petit déjeuner, que je prends en sa compagnie et celle de Gustave, mon cousin de 25 ans qui n'a pas encore quitté le nid. Corine a des cernes jusqu'au milieu des joues. Elle est encore dans sa robe de chambre. On dirait que mon affaire a empêché mon oncle et ma tante de dormir. Et il y a de quoi.

— Keshtu fais là ? me demande Gustave, la bouche pleine, dans une politesse à couper le souffle.

— Bonjour.

— Bonshour. Keshtu fais là ?

Ça fait scrountch scrountch sous la mâchoire alors qu'il me regarde avec un air de ruminant.

— J'ai eu un problème chez mamie Colette.

Il ricane.

— Je savais que cette baraque, ce serait que des emmerdes.

Corine repose son bol bruyamment sur le carrelage de la table.

— J'ai mal à la tête, se plaint-elle.

— Je vais aller chercher mes affaires en taxi, dis-je en pensant lui éviter plus de soucis.

— Non, me répond-elle en me posant la main sur le bras. Je veux y aller. Je veux aller voir.

— Franchement, Corine, il n'y a rien à voir. On ne peut pas reconnaitre cette personne, je te dis. En plus les flics ont du tout barricader.

— Les flics ? demande Gustave en faisant à son tour claquer son bol contre la céramique —je me demanderai toujours pourquoi ce genre de table existe.

— T'occupes, réponds Corine.

— Bah ça le concerne un peu quand même, non ?

Elle le regarde de ses yeux fatigués, ce grand dadais en costard prêt à partir au travail, fringuant mais pas fichu de se trouver son propre appartement.

— Angèle a trouvé un squelette dans le jardin de maman.

— Dans le bois. J'ai passé la nuit au commissariat.

— Oh merde, lâche-t-il en même temps que le café qu'il avait dans la bouche.

Bon, ça n'a pas non plus l'air d'être lui, mon tueur des sous bois. À la fois, qu'est-ce que j'en sais ? Laissons donc Rivière faire son travail. Ce qui m'embête, c'est que je ne vais plus oser mettre les pieds là bas tant qu'il n'aura pas arrêté le responsable.

— Angèle, reprend ma tante, je t'accompagne. C'est comme ça. Je ne veux pas te laisser toute seule là bas. J'en profiterai pour jeter un œil. Je vais prendre ma douche.

Elle nous laisse en plan et file à la salle de bain en laissant trainer derrière elle une odeur de café fort et de ce qui semble être une cigarette très matinale.

— J'en reviens pas, lâche Gustave.

— Moi non plus.

— T'as du avoir la peur de ta vie.

— Ça aurait pu être pire.

— Ça oui. Ça aurait pu tomber sur moi.

Je lui jette un bout de pain à la figure. Il quitte la pièce en se marrant comme un bossu. Mon oncle étant déjà parti travailler, j'en conclus que la salle d'eau du deuxième étage n'attend plus que moi. Dire qu'à cette heure-ci je devrais déjà être au bureau... Merde ! François Briard !

Je me confonds en excuses au téléphone pendant plus de vingt minutes. En arrière fond des hurlements de Briard, j'entends ma collègue Julie qui gueule « Mais fiche-lui la paix ! » C'est vrai que ce n'était pas le rush lorsque je suis partie en week-end. Mais François ferait tout et n'importe quoi pour rappeler que c'est lui le patron.

Le moral dans les chaussettes, je vais prendre ma douche. Plus d'eau chaude au bout de cinq minutes. Mais pourquoi ? Fichue chaudière ! En plus j'ai déjà plein de shampoing dans les cheveux. Je ferais mieux de me raser le crâne, ça irait plus vite.

C'est donc à moitié enrhumée que je monte dans la voiture de Corine, bien plus charmante que celle de Jaquie, avec une meilleure odeur, aussi. Celle de son parfum, qui n'a pas changé depuis trente ans. Il me rappelle les vacances, l'été, quand j'avais dix ans. Il ne manque plus que la cassette d'Emilie Jolie dans l'auto-radio et on y est.

À la place de charmantes vacances d'été, nous sommes sur une route gelée en partance pour visiter un cadavre. Comment ma vie a-t-elle pu prendre cette tournure ? J'en veux un peu à mamie Colette.

La Villa les Heures Claires grouille encore de policiers à notre arrivée. Nous devons même montrer nos papiers au cordon de sécurité pour entrer dans le domaine qui m'appartient et où Corine a vécu vingt ans de sa vie. Ils sont à deux doigts de nous imposer une fouille au corps. Ça nous fait mal au cœur. Au loin, je reconnais la silhouette coiffée d'un bonnet marine du lieutenant Rivière, ainsi que le gros anorak du lieutenant Bougival. Nous arrivons pile au moment où ils chargent le squelette dans une camionnette. Corine freine au frein à main dans la boue et saute hors de la voiture sans même couper le moteur et se précipite vers la scène.

trop tard, les brigadiers sont partis avec le fourgon. Corine est à deux doigts d'en flanquer une à Rivière. Je pense que les Kashinsky-Trevisiani sont bien repérés par les services de police, maintenant. Bougival contemple ma tante d'un air hagard, avant de se tourner, dans une logique implacable, vers la voiture, dans laquelle elle m'aperçoit. Elle ne peut cacher son exaspération. J'essaie de faire profil bas en ne quittant pas l'habitacle, mais il faudra bien que j'aille récupérer mes affaires pour rentrer à Paris.

Corine revient, furibonde et ouvre la portière à la volée en hurlant :

— J'ai à peine pu apercevoir le mort ! Et si c'était quelqu'un que je connaissais ?

— Corine... je commence en jetant un coup d'œil à Rivière pour être sûre que ma tante n'a pas commis d'outrage à agent, Tu n 'aurais pas pu le reconnaître, je te dis.

— Ce fichu policier m'a dit que maintenant il faudrait attendre plusieurs semaines.

— Oui, j'en sais rien. Mais de toute façon pourquoi est-ce que tu connaitrais cette personne ? Quelqu'un que tu connais a disparu ?

Elle me fait les gros yeux.

— Pourquoi vas-tu chercher une chose pareille ?

— Dans ce cas pourquoi tu t'inquiètes ?

Elle se tait. À la fois, quand je repense à mon comportement d'hier soir, je ne peux pas lui en vouloir de perdre la boule. Elle se rend compte de l'absurdité de la situation.

On m'autorise deux heures plus tard à entrer dans la maison. Je n'ai qu'une envie : rentrer à Paris. J'embarque ma valise et le sac d'objets que j'avais déjà préparé pour emmener avec moi : quelques cadres, des albums photos et un vieux plaid tricoté par ma grand-mère qui me la rappelle avec tendresse. Je reviendrai faire du tri la semaine prochaine.

Une heure plus tard, Corine m'embrasse sur le quai de la gare en me faisant promettre de l'appeler. Encore quatre heures d'intercités et je suis chez moi, à suer comme un bœuf en montant mes six étages sans ascenseur.


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visuel : Edgar Degas, L'Absinthe

La Licorne était borgneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant