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Quatre jours plus tard, je rentre d'une balade au Luxembourg et d'une petite course et trouve un courrier dans ma boite aux lettres qui n'a rien d'une publicité ou d'une facture. Je l'ouvre sans attendre dans la cour de mon immeuble, que je dois traverser pour me rendre à mon bâtiment.

Je vois tout de suite apparaître l'en-tête de lettre aux couleurs de mon agence. Bizarre, ils ne font jamais ça pour les fiches de paye. Je déplie la lettre et découvre, horrifiée, en cinq ligne, mon avis de licenciement.

Mes sacs de courses tombent lourdement sur les carreaux de ciment. Ça résonne jusqu'aux toits de tôle. Le gars aux dreadlocks du cinquième se penche à sa fenêtre et me hurle dessus. Mais je n'entends pas un mot de ce qu'il dit. Comment ça je me suis fait licencier ? Je continue à lire. Faute grave. C'est une blague ? Depuis quand téléphoner au bureau est une faute grave ?

Je récupère mes courses qui se sont étalées sur les carreaux de la cour entre les plantes vertes installées par le concierge. Je suis en mode encéphalogramme plat. C'est quoi ma vie, déjà ? Je m'appelle comment ?

Je monte mes escaliers comme une robot. Au deuxième étage, je me demande comment on contacte les prudhommes. Au troisième, je me demande si j'ai un avocat dans mon réseau. Une de mes amies a bien du coucher avec un as du barreau. Au quatrième étage, je réalise que c'est le mec de Julie qui a pris la décision de me lourder. Arrivée au sixième, je suis dans une rage folle. Je balance mes courses dans mon appartement et en ressors aussi sec. Je dévale les six paliers de marches si vite que mes pas doivent résonner dans tout l'immeuble.

Ce crétin de Briard nous a tous invités pour son anniversaire il y a deux ans, avant qu'il soit promu roi du monde et des emmerdeurs, sur le trône de chef d'équipe avec six managers sous ses ordres et six sous-équipes de connards dont je fais partie.

Ni une, ni deux, je m'enfonce dans le métro direction gare de l'est. Mais pour qui il se prend ? On va avoir une petite explication. Et puis il m'annonce ça par courrier en plus ! Alors qu'il y a quatre jours j'avais Julie au téléphone ! Ça s'est passé quand ? Et pourquoi ? Je n'aurais jamais du suivre son ordre. J'aurais du lui balancer mon PC à la figure et jeter tous mes dossiers dans la poubelle windows sans sauvegarde. Et là, j'aurais eu un licenciement acceptable. Mais ce fourbe m'a d'abord envoyée en congé sans solde forcé pour pouvoir traiter mon cas à son rythme.

Je fais tellement la gueule dans mon wagon que même les joueurs de saxophone n'osent pas me demander une pièce. Je m'extirpe du souterrain boulevard Magenta et marche d'un pas lourd jusqu'à l'immeuble de François Briard. Le code a changé. Ce n'est pas grave, je suis patiente. Vue l'heure qu'il est, j'ai des chances de le trouver rentré du travail. Sinon, je ferai le pied de grue sur son pas de porte et lui ficherai une honte monumentale devant ses voisins. Je vois rouge.

Une vieille dame arrive enfin et tape le code. Je l'aide à pousser la lourde porte cochère et entre avec elle. Elle me remercie sans prendre garde au fait qu'elle vient de faire entrer une inconnue. Qu'est-ce qui lui dit que je ne suis pas une toxico qui vient se piquer dans sa cage d'escalier ? La porte cochère est tellement lourde que n'importe quel individu avec de mauvaises intentions pourrait se faufiler derrière un locataire et l'agresser à l'abri des regards. Peu importe, puisque aujourd'hui c'est moi le malfrat qui vient agresser son patron chez lui.

Je m'engouffre sous l'immense arche d'entrée qui donne un peu plus loin sur une immense cour carrelée permettant de donner accès à pas moins de six immeubles différents. Ça résonne beaucoup moins que chez moi. Briard a le luxe, lui, de ne pas entendre tous les dimanches ses voisins du dessus faire l'amour la fenêtre ouverte.

Je traverse la cour intérieure pour me diriger vers le bâtiment C et monte l'étroite cage d'escalier jusqu'au troisième étage. Je cogne comme une brute à sa porte.

J'entends des pas légers traverser l'appartement et s'arrêter derrière le battant pour ouvrir le judas. Un seconde plus tard, la porte s'ouvre. Sur Julie.

— Qu'est-ce que tu fous là ? je demande sans tact, tout en proie à ma colère.

Elle ne s'offusque pas.

— Toi, qu'est-ce que tu fous là ?

— J'ai reçu la lettre.

— Quelle lettre ?

Je ne peux pas m'empêcher de hurler.

— Celle qui me dit que je me fait lourder !

Elle blêmit.

— Entre, ma belle, reste pas dehors.

— Je veux pas entrer chez ce salopard, je veux lui parler !

J'entends bien que je n'ai plus aucune capacité à parler calmement et que chacun des mots qui sort de ma bouche résonne dans la cage d'escalier. J'entends une porte s'ouvrir à l'étage du dessus. Je commence à avoir l'habitude qu'on m'épie. Mais pas Julie. Elle me tire par la manche de mon gilet et m'entraine chez elle. Enfin non, chez François Briard. Elle claque la porte derrière moi.

— Entre, on ne va pas discuter ici.

L'entrée de François est minuscule. Je me souviens que son salon est assez grandiose, totalement déséquilibré avec cette entrée d'à peine un mètre carré, dans laquelle il est quasiment impossible d'ouvrir la porte qui donne sur les toilettes, probablement installées dans un ancien placard, tout comme la salle de bain. L'espace est encore plus rétréci par un porte manteau cloué sur le mur d'en face, chargé de doudounes, d'anoraks, d'écharpes et de gilets. Et pas que des gilets d'hommes. J'ai la tête à moitié prise dans l'un d'eux. Déposés en bas du porte manteau en compagnie de quelques paires de chaussures, une baïonnette et une batte. La batte de Harley Quinn. Qui donc achète un truc pareil ? Et qui laisse trainer une antique baïonnette chez lui ?

— Je ne veux pas entrer. Tu n'es même pas chez toi.

— François n'est pas là.

— Tu vis ici, Julie ? je demande soudain.

Elle rougit. Julie n'a pas peur de grand chose. Pour le moment, la seule fois où je l'ai vue flancher c'est au cimetière des Arbouillères. C'est une grande gueule en plus. Cet excès de timidité ne me dit rien qui vaille.

La Licorne était borgneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant