16.2 - TU VAS LA FERMER TA GUEULE SALOPE

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Le lieutenant Rivière s'avère bien plus agréable que je ne l'imaginais. D'ailleurs, je ne sais pas trop ce que j'imaginais. Sans doute le cocktail police plus gabardine plus limougeaud était-il un peu trop exotique pour moi.

Une fois son horrible pardessus enlevé, comme chez moi, je trouve le jeune homme bien plus abordable, à l'instar de celui, un peu penaud, qui avait franchi le pas de ma porte parisienne il y a quelques semaines. Ça me semble si loin. C'était avant de m'intéresser à Zélie.

Nous nous sommes installés dans un joli restaurant gastronomique à Aubusson, en bord de Creuse, pierres et poutres apparentes, et nous extasions effectivement sur des Saint Jacques tout juste poêlées.

— C'est pas mal, marmonne-t-il. J'ai aussi une super adresse à Limoges, ils font un menu dégustation à se damner. Je pourrais vous y emmener...

Il s'étrangle à moitié en se rendant compte qu'il est en train de me rendre mon invitation. Je le laisse reprendre ses esprits.

— Je ne vous imaginais pas amateur de bonne chère.

— Ce n'était pas non plus l'idée que je me faisais de vous. Vous imaginiez quoi ?

— Eh bien pas grand chose, nous ne nous sommes que très peu croisés. Je pensais que vous étiez un genre de Nestor Burma à vous faire des voix off in petto, je suppose.

Il me regarde avec stupéfaction.

— C'est le pire préjugé qu'on m'aie sorti depuis que je suis dans la police.

J'éclate de rire.

— Parce que vous vous étiez fait une bonne image de moi, peut-être ?

— Pas celle de quelqu'un qui viendrait provoquer un marchand de kebab au fin fond de la Creuse pour faire manger correctement un flic.

— Je n'ai pas provoqué cette personne. C'est elle qui m'a insultée.

Il réfléchit à la situation.

— J'en conviens, oui, conclut-il.

— Vous en convenez ? Rappelez-moi de ne pas m'adresser à vous le jour où je viens porter plainte.

— Angèle, vous êtes d'une exigence peu commune. Je nous croyais en train de fumer le calumet de la paix.

— De le manger, plutôt. Et si vous me donnez du Angèle, je vous donne du Antoine sans me priver. Ne vous en faites pas pour le kebab, j'ai l'habitude.

Il lève ses yeux vers moi. Ils sont bleus.

— Vous provoquez tous les commerçants de votre quartier ?

— Vous dînez avec le parrain de la pègre parisienne. Bon, mangez vos Saint Jacques, j'aimerais passer à la suite. Je me demande ce que vaut leur os à moelle.

Il finit son plat avant de me toiser, bien calé au fond de sa chaise, un sourire calé au coin d'une joue. J'espère que je ne rougis pas. Mais n'importe quoi, bien sûr que je rougis jusqu'aux oreilles, je suis rousse. Même mes ongles doivent être en train de rougir. Sean Connery hier, Rivière aujourd'hui, il faut vraiment que je me calme. Il manquerait plus que je tombe sous le charme d'un lieutenant de province qui enquête sur le cadavre de mon ancêtre déterrée.

— Bon, s'exclame-t-il lorsqu'un serveur nous dépose nos os à moelle. Vous allez enfin me dire ce que vous êtes venue faire à Felletin ?

— Et vous ? Qu'est ce que vous faites dans le coin ? Vous êtes payé pour vous reposer dans une chambre d'hôte rococo ?

— On m'a défrayé dans le Formule 1 au bord de la nationale. J'ai préféré mettre quelques deniers de ma poche. Angèle, appuie-t-il en prenant une voix préoccupée, voire paternaliste. Dites-moi que vous ne poursuivez pas votre propre enquête. Pourquoi n'avez-vous pas rappelé après votre coup de fil au lieutenant Bougival ? Vous aviez mes coordonnées personnelles.

— Je ne poursuis pas ma propre enquête.

Je sème de la fleur de sel sur ma moelle comme si de rien n'était, en essayant d'oublier le regard perçant de Rivière sur moi.

— Vous mentez.

— Vous m'avez demandé de vous le dire, je m'offusque.

— Ne jouez pas avec les mots, se fâche-t-il. Je ne suis pas là pour argumenter. Pourquoi ne m'avez-vous pas appelé tout de suite ?

— J'ai mis votre carte à la poubelle.

Il laisse tomber ses couverts sur la table avant de piquer un fard. Et merde. Je viens de me mettre à dos la seule personne sympa que je connais ici. Et on n'a même pas attaqué le plat de résistance.

Après une interminable minute de silence, il reprend sa fourchette et commence à enfourner plus que déguster son os à moelle. Sans m'adresser un mot, il commande une bouteille de Côtes du Rhône. Excellente idée pour accompagner le silence.

— Ne m'en voulez pas, Antoine, je ne savais pas que j'allais vous revoir.

Il relève la tête vers moi dans l'intention de dire quelque chose, puis se ravise. Je suis certaine qu'il voulait me reprendre sur le « Antoine ». Il n'est peut-être pas si fâché.

— Je m'inquiète, et vous, vous êtes si... désinvolte, finit-il par lâcher.

— Vous êtes trop jeune pour vous faire du mouron.

— Je parle de cette enquête, râle-t-il en fronçant les sourcils. Vous croyez qu'on fait quoi, dans la police ? Je suis ici parce que j'ai suivi le cadavre de votre jardin. Alors ce n'est pas la peine de vous échiner à me faire croire que vous n'êtes pas là pour ça.

Mon cœur s'accélère d'un coup. Impossible de contenir mon excitation. Je dois encore être devenue rouge comme une pivoine. Je me penche sur la table pour m'approcher.

— Vous aussi vous avez suivi la piste de la robe ?

— Vous êtes sur piste d'une robe, Angèle ?

Et merde.


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visuel : Vincent Van Gogh, La Nuit étoilée

La Licorne était borgneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant