Je voulais profiter de ces petites vacances pour continuer le rangement chez mamie Colette, mais une fois remise de ma maladie, je me rends compte que ce n'était pas celle-ci qui me retenait dans mon lit : J'ai une peur bleue d'y retourner. Cela ne s'arrange pas en recevant régulièrement des sms de la part de tous ceux à qui j'ai envoyé le portrait robot, qui me parlent de mort, de squelette, d'enquête de police.
J'ai beau avoir compris qu'aucun assassinat n'a été commis dans mon jardin, je ne me sens plus en sécurité à l'idée d'y aller. Du moins seule. C'est peut-être l'occasion d'appeler ce fameux paysagiste. Je pourrais peut-être aussi inviter Julie pendant qu'il sera là ? Histoire de ne pas être seule la nuit. C'est dans ces moments là que j'aurais mieux fait de me trouver un mec. Mais l'instant d'après, je réalise que la peur d'être seule est sans doute la raison la plus pourrie qui puisse exister pour se caser.
Je commence par appeler une entreprise pour le terrain des Heures Claires, rendez-vous est pris pour dans deux semaines. Cela me laisse le temps de me préparer psychologiquement. J'espère. J'appelle Julie pour un week-end dans le Limousin vendredi en quinze, mais une escapade est prévue entre elle et le patron. Je ne sais pas comment cette relation a pu me sortir de la tête. J'appelle une paire d'autres amis, mais il semblerait que la fin janvier soit très prisée. C'est nouveau, ça ! Je ne vais tout de même pas appeler ma mère !
Je laisse tomber et glisse à nouveau dans les limbes de mes vacances-sommeil. Je trouverai une solution plus tard.
Quand arrive la fin de la première dizaine, je commence à m'ennuyer ferme. Mon corps semble avoir récupéré et se réveille machinalement avec le soleil tous les jours. Une nette amélioration pour mon hygiène de vie. Tout ce temps devant moi est à la limite de m'angoisser : je n'ai aucune idée de comment occuper mon temps seule, en plein hiver, à Paris, pendant que tout le monde travaille.
Je me rends compte avec horreur que ça fait cinq ans que je consacre ma vie au travail, que je passe mes week-ends en escapade ou dans des bars, que je m'empresse de partir au bord d'une piscine avec des potes dès que j'ai des vacances, et que je n'ai aucune idée de comment occuper mon temps libre. Ce qui n'est apparemment pas le cas des autres parisiens, vue le nombre de personnes que je croise dans la rue lorsque je vais faire des courses. Que font tous ces gens ? N'ont-ils pas d'emploi ? Mon monde s'élargit d'un coup en comprenant que non, tout le monde ne vit pas en mode métro-boulot dodo aux horaires conventionnels.
Je décide de continuer à trier les albums photos de mamie Colette, ce sera toujours ça de fait. C'est ça ou gérer l'administratif en souffrance. Le choix est vite fait. Oh. Je pourrais faire construire une piscine dans le jardin du manoir ? Quelle brillante idée. En voilà une belle occupation, je vais budgétiser ça. Ça fera alternance avec les photos.
Je commence par les albums les plus récents, contenant des clichés de moi et ma sœur enfants, courant cul nu au bord de la mer, entre autres. Le malheur du pré-appareil numérique, ça reste tout de même la vaste collection de photos complètement ratées classées dans des albums parce qu'on a payé les tirages. Je remonte ainsi plusieurs décennies de surexposition, flous artistiques et autres décoloration.
Je m'occupe de ça plusieurs jours ainsi que des catalogues de piscines enterrées et hors sol. J'ai deux grandes surprises : les tarifs, et le fait que Colette possédait des photos de famille remontant à la moitié du 19e siècle. Une vraie mine d'or de gueules, de portraits de famille, de crinolines et autres tournures. J'y trouve même quelques Gibson girls.
Soudain, un visage familier sort du lot. Les boucles et le chignon ne me disent rien, mais ce grand front, les yeux en amande, le nez pointu me sautent aux yeux. Le tout emballé dans une extraordinaire robe sans époque, très étrange, ornée de perles et dénotant complètement par rapport à la coiffure. Je n'ai jamais vu cette photo datant du dernier tiers du 19e siècle, pourtant je suis certaine d'avoir déjà vu cette personne.
Alors que je me détache du visage pour me concentrer sur la robe qui ressemble à une tapisserie de mauvais goût, je sursaute en poussant un cri de stupeur. Heureusement que je suis seule chez moi. À cet instant, je ne dois pas sembler être la personne la plus saine d'esprit qui soit. Mais cette femme sur la photo, avec une note au dos stipulant « Zélie, 1887 », est le sosie du portrait robot que m'a emmené le lieutenant Rivière.
Je la mets de côté et fouille le reste de l'album comme une démente. Je retrouve ladite Zélie sur deux autres photos. L'une, où elle est en compagnie d'un grand blond en costume militaire, est annotée « Mr et Mme Arthur Debiere ». Sur l'autre, elle se tient aux côté d'un homme d'âge mûr, trapu, moustachu et souriant annoté « H & Z Kashinsky ». J'en reste comme deux ronds de flan. Je pensais que la branche Kashinsky de ma famille était arrivée en France beaucoup plus récemment. Et Debiere ? Jamais entendu parler.
Je commence à mettre les trois photos côte à côte sur ma table pour les photographier et les envoyer au lieutenant Rivière lorsque je réalise, dans un long courant froid qui me traverse le dos, que le corps de cette personne a été retrouvé dans mon jardin.
Le seule cliché daté, celui de 1887, est celui sur lequel cette femme est la plus âgée. Depuis plus d'un siècle, son corps se serait décomposé, déposé là. Elle n'a pas passé tout ce temps contre ce bouleau du sous-bois. Elle a probablement été enterrée par les siens. Mais comment diable a-t-elle fait pour sortir de sa tombe ?
J'ai la nausée, je veux arrêter d'y penser. Je photographie les trois photos de Zélie, vais récupérer la carte de Rivière dans la corbeille à papier et lui envoie le tout avec toutes les informations des annotations manuscrites. J'ai très envie que ces trois photos disparaissent, mais je n'oserais jamais les jeter avant la fin de l'enquête. J'ajoute donc à l'e-mail : « Je peux vous envoyer les originaux si vous le souhaitez ».
Une heure plus tard, un mail de Rivière arrive dans ma inbox. « Merci ». Ah. Locace. Aurait-il deviné que sa carte de visite était dans la corbeille ?
Je range les albums dans des boites et les dépose sur mes étagères les plus hautes, hors de ma vue. Je me replonge dans les catalogues de piscines pour ne plus en sortir avant ma reprise du travail.
———
visuel : Jean Auguste Dominique Ingres, Madame Moitessier
VOUS LISEZ
La Licorne était borgne
Mystery / ThrillerAprès la découverte d'un squelette dans le jardin de sa grand-mère, Angèle se lance à la poursuite du mystère qui hante sa famille, sur la piste de perles précieuses, d'une veuve noire et d'une licorne biscornue. Cette histoire est terminée. Une sui...