20 - TROP PRÉCISE POUR ÊTRE HONNÊTE

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Tout à mes réflexions, je rate une partie de la conversation. La mère Cacheton semble affolée.

— Ah mais non mais non pas du tout, couine-t-elle face à Antoine qui prend des allure de super héro en pleine investigation. Je n'ai divulgué aucune information confidentielle à propos de cette robe.

— Vous m'avez laissée prendre le bon de commande en photo, j'ajoute pour envenimer la situation.

Mémé cacheton rougit jusqu'aux oreilles. Pépé Granier s'empourpre tant et si bien qu'il finit par ressembler à une étrange citrouille moustachue.

— Edith...

— Mais Monsieur, tout cela est bien innocent. Cette jeune personne est en possession de la pièce en question. Elle en est la propriétaire. Vous en êtes bien la propriétaire ? me questionne-t-elle aussitôt.

— Oui, je concède.

Le patron se calme dans la seconde qui suit. Il toussote le temps de reprendre son sang froid. Son visage et son cou reprennent une couleur plus humaine.

— Vous n'avez montré la robe à personne d'autre ? s'enquiert Rivière.

— Nous ne possédons pas le carton d'origine, Monsieur.

— Lieutenant.

Madame Cacheton papillonne des yeux de confusion. Bougre de Rivière, il fait le coup à tout le monde. Moi aussi il m'a sacrément déstabilisée en me donnant du « lieutenant » et du « Mademoiselle ». Ça me fait bizarre d'avoir été si impressionnée pour désormais m'amuser à jouer avec ses nerfs et me demander quand est-ce que nous pourrons de nouveau nous bécoter.

— Lieutenant, seule Mademoiselle Kashinsky connait le dessin, car elle possède la robe. Nous possédons le bon de commande au nom de l'ancêtre de Mademoiselle.

— Zélie Kashinsky.

— Le bon ne mentionne pas de prénom.

Elle tatillonne. Antoine est en train de percuter quelque chose. Madame Cacheton est trop précise pour être honnête. Peut-être l'a-t-il remarqué aussi ?

— Madame, avez-vous reçu la visite d'une autre personne à propos de cette robe ? Une personne à qui vous n'auriez donné aucun renseignement, mais qui vous a tout de même consultée.

Le chignon tiré à quatre épingles de l'employée de bureau frissonne. Oh, Rivière, tu as fait une touche.

— Il se peut...

Antoine fulmine. Pépé Granier n'en mène pas plus large. Il sert les poings et se retient de passer un savon à Edith, probablement de peur d'être en infraction avec une quelconque loi en présence de la police. Décidément, nul n'est sensé ignorer la loi mais un peu quand même. La mère Cacheton prend son courage à deux mains pour tout nous avouer.

— Un homme est venu.

Voilà qui me parait bien succinct.

— C'est succinct, tranche Antoine.

Je savais qu'on était sur la même longueur d'ondes. Les bonnes tables, une bonne enquête, un terrible pouvoir de déduction.

— Je ne lui ai rien dit, je vous promets, Monsieur Granier. Il m'a dit être un historien à la recherche de pièces exceptionnelles.

— Pas un courtier ? demande Rivière.

Mais qu'est-ce qu'il a, avec ses histoire de courtiers ?

— Non, il m'a dit être historien, je vous jure. Il... était charmant, je ne me suis pas méfié. Il m'a raconté des histoires très intéressantes sur la tapisserie du Dauphiné...

— Du Dauphiné ? la coupe Granier avant de lâcher un soupir à fendre l'âme.

— Pouvez-vous me le décrire ? demande Rivière.

— Oh, il était charmant, très bien habillé.

— La cinquantaine ? Cheveux poivre et sel ? Pas très grand ? enchaine Rivière.

Okay, là c'est moi qui panique.

— Oui, c'est exactement ça. Vous l'avez croisé aussi ?

— En quelque sorte. Que vous a-t-il demandé exactement sur la robe ?

— Il m'a demandé si j'avais le carton original, ce que nous ne possédons plus. Il m'a aussi demandé si nous avions confectionné la robe. Comme Mademoiselle Kashinsky !

Rivière se tourne vers moi et découvre enfin ma peau totalement rosie par la honte. Quand je pense que ça fait deux jours que je fantasme sur l'homme qu'il recherche. Et qui, maintenant que j'y pense, a peut-être aussi profané la tombe de mon ancêtre ! Ce n'était pas du tout un Sean Connery en fait ! C'était Docteur No ! Je m'effondre intérieurement. Antoine ne le voit pas, mais je suis une coquille vide. Si on me secouait, on entendrait l'entrechoquement des mille petits morceaux de mon cœur brisé. Ce qui est encore plus nul qu'il y a cinq minutes à peine, j'espérais me retrouver en tête à tête avec le jeune inspecteur sexy qui m'accompagne. Euh... avec Rivière.

Je n'écoute plus la conversation. Je me lève et sors du bureau de pépé Granier. Je me perds un peu dans le couloir, ce qui est particulièrement pathétique et révélateur de mon trouble puisqu'il n'y en a qu'un seul, avec un unique virage qui mène à la sortie.

Je rejoins le hall, où je m'assied sur un luminaire, sous le regard médusé d'Hubert-Arsène Lupin. Je ne reprends mes esprits que lorsque Antoine me rejoins et me pose la main sur l'épaule d'un air inquiet.

— Que se passe-t-il Angèle ? chuchote-t-il en s'accroupissant tout près de moi. Tu es partie sans rien dire.

— Le type qui est venue voir la mère Cacheton...

— Madame Cacheton.

— Oui, si tu veux, la mère Cacheton... je l'ai croisé. Je... je l'ai trouvé super gentil. J'ai cru qu'il travaillait ici. J'ai cru toutes ses conneries de technique de tissage à douze fils.

Il prend ma main dans la sienne.

— Il n'y a pas de quoi te mettre dans cet état. Tu veux un chocolat chaud ? Un grog ?

Sérieusement ? J'ai une tête à me remettre de mes émotions dans l'alcool ? Mais bon, je ne peux pas lui en vouloir. Bien sûr qu'il n'y a pas de quoi me mettre dans cet état. Mais je ne peux tout simplement pas lui dire la vérité. À savoir que j'étais peut-être un peu séduite de ce type. En tout cas de l'image que je m'en était faite. J'espère.

Je ne dis rien. Moi et ma culpabilité accompagnons Antoine au grand café du centre pour me remettre de mes émotions.


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visuel : Ivan Kramskoy, Portrait de l'impératrice Maria Fiodorovna

La Licorne était borgneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant