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— Tu devrais faire attention à ce que personne ne se glisse par la porte après toi, Angèle.

Je ne reconnais même pas sa voix. Fini l'élégant agent secret britannique, son visage est déformé par la haine. Il ne bouge pas d'un pouce pendant que je lui flanque les plus grosses baffes possibles. Je n'arrive pas à l'atteindre avec mes coudes, il immobilise totalement mes épaules, et mes jambes sont plaquées au sol par les siennes. Je ressens un sentiment d'impuissance à la limite du soutenable. Je regrette amèrement de ne pas avoir suivi les cours de krav maga proposés par le CE.

— Ça aurait pu se terminer mieux que ça, me sort-il d'une voix gutturale que je ne lui ai jamais entendue.

— Lâchez-moi ! Vous n'aviez qu'à disparaître ! Vous avez vraiment besoin de faire ça ? Lâchez moi !

Il met ses mains sur mon cou. La douleur est terrible, j'ai l'impression qu'il m'a broyé le larynx.

— Avec tous les flics que tu te traînes au cul ? Tu crois que je vais laisser une balance comme toi dans la nature ?

J'ai envie de lui dire que des balances, il y en a d'autres. Comme Papillon, son collaborateur malsain qui fouille les cimetières, ou le revendeur de perles, qui a tout balancé à la police. Mais je ne peux pas. Je commence à étouffer.

Je ne peux plus crier. La panique me gagne peu à peu jusqu'à ce que mon être entier ne soit plus que cette sensation. Je ne suis plus qu'une seule pensée. Je ne veux pas mourir.

— C'était tellement facile, ricane-t-il. Les minettes comme toi, elles croient toutes qu'elles mènent le jeu. On se montre un peu macho, vous vous rebellez, montrez que vous êtes indépendante, et vous pensez mener la barque. Mais vois-tu ma petit fille, pas un instant tu n'as eu ce pouvoir là. C'est toujours moi qui mène la danse. Vois-tu, les femmes, ce n'est pas vraiment mon truc. Ça aide pas mal à garder son sang froid.

Le salopard, il m'a vraiment eue jusqu'au bout. Il presse désormais ses mains si fort contre ma gorge que ma vue se brouille de noir et de petites paillettes bizarres. Sa main droite n'a pas la puissance qu'elle devrait avoir, grâce à mon écrabouillage en règle par une pierre de taille, mais ça ne suffit pas à alléger la charge. Comment fait-il ? Je ne peux plus du tout respirer. Je ne veux pas mourir. Je n'arrive plus à le claquer aussi fort que je le voudrais. C'est horrible. Je vais mourir sur le paillasson de François Briard. Je suis trop jeune. Julie va être horrifiée en découvrant mon corps. Je veux parler à Antoine. Je ne veux pas mourir.

J'entends un bruit sourd. Monteiro s'écroule à moitié sur moi, desserrant légèrement ses mains autour de ma gorge. Il s'amuse avec moi, ou quoi ? J'aimerais me tourner sur le côté, mais je n'arrive pas à bouger. Je ne peux plus parler, ni appeler au secours pour qu'il ne se remette pas à son affreuse besogne.

Julie apparaît dans mon champs de vision, batte de Harley Quinn à la main. J'ai la respiration saccadée et j'ai l'impression d'halluciner. Elle profite d'avoir sonné mon agresseur pour prendre son élan et lui asséner un coup de batte monumental sur le dos. Il s'effondre sur moi. J'étouffe encore plus. Sans lâcher sa batte, elle se penche et le fait rouler sur le côté. L'homme est complètement assommé.

D'un seul coup, une immense bouffée d'air s'engorge dans mes poumons.

— Angèle, tu es vivante ?

Je n'arrive ni à bouger ni à sortir un son, alors j'esquisse un léger mouvement de la main. Je crois qu'elle l'a vu. Elle tente de m'aider à me relever. Je réussis à m'asseoir par terre. Je tousse pour tenter d'expulser ce qui me gène dans la gorge, mais je ne fais qu'aggraver les choses.

Soudain, Monteiro esquisse un mouvement. Julie sert ses deux mains sur la batte et l'abat comme une brute sur son dos. Il perd aussitôt connaissance.

— Excuse-moi ma belle, je suis à toi dans deux secondes, me souffle-t-elle.

Elle passe un appel d'urgence à la police.

J'ai la tête qui tourne affreusement. Julie passe un deuxième coup de fil. Aux pompiers de Paris, cette fois. Et merde, je vais passer des heures dans les couloirs des urgences. Je veux la remercier, mais aucun son ne sort de ma bouche. Finalement, peut-être que les pompiers seront utiles.

Enfin, elle revient vers moi et m'intime de rester assise, en attendant les pompiers. Je suis échevelée, j'ai mon cocard, j'ai l'air d'une épave. Je vois que Julie ne desserre pas ses doigts de la batte d'Harley Quinn. J'espère qu'elle n'a pas tué Monteiro.

J'essaie de lui faire comprendre à quel point je suis reconnaissante, en mimant un « merci » de mes lèvres. Elle semble saisir le problème auquel je suis confrontée.

Elle se met à pleurer toutes les larmes de son corps.

— Je t'ai suivie pour te demander pardon, chiale-t-elle. Et j'ai vu ce mec te sauter dessus ! Je suis désolée d'avoir mis tant de temps ! Je suis retournée chercher la batte !

Je fais une moue d'étonnement dubitatif. Elle me connait, et comprend tout de suite.

— Tu penses que j'aurais mieux fait de prendre la baïonnette ? J'avais peur que ça se termine mal pour tout le monde. Si je n'avais pas été à la hauteur, j'aurais préféré me faire tabasser à coups de battes jusqu'à ce que Gaston, le gros balèze du cinquième, rentre chez lui et prenne ma défense, plutôt que de prendre un coup de baïonnette dans le ventre, qui aurait mit directement un terme à la discussion.

Elle regarde Monteiro, étendu au sol, face contre terre, avec inquiétude.

— Tu crois qu'il va se réveiller ?

Je hausse les épaules et tapote la batte comme on le ferait avec un bon chien.

— Oui, me répond-elle. Tant que la police n'est pas là, je ne le quitte pas des yeux.

Avec son bras qui n'est pas occupé par la batte, elle me serre contre elle. Je note qu'elle pleurniche encore sans bruit. C'était vraiment trop bête de se disputer. Ce n'est pas Julie qui m'a virée. Je me demande si je pourrais mettre un coup de batte à François Briard.

Sur cette réflexion hautement raisonnable, la porte cochère s'ouvre sur deux agents de police en uniforme. Je crois que je n'oublierais jamais leur regard en nous voyant, les deux trentenaires hagardes agenouillées par terre en train de pleurnicher, batte à la main —je dirais même batte de super héro, ou plutôt de super méchant, à la main—, à côté du corps gisant d'un cinquantenaire qui, de l'extérieur, petit polo et pantalon de velours, semble n'avoir rien demandé à personne.


— Merci de ne pas bouger, mesdemoiselles, nous ordonne Deux flics à Miami.

La Licorne était borgneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant