7.2 DRÔLE DE MISE EN ABÎME

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Je passe la tête par la porte des toilettes à l'ancienne.

— Vraiment, Julie, je maugrée. Tu es venue pour voir une scène de crime et tu ressors ton déjeuner à la simple perspective que cette robe ait été portée par un cadavre ?

Je suis peut-être un peu violente. Mais je suis bien réveillée, maintenant, et j'ai envie de courir dans la neige à la recherche du cimetière, pas de tenir les cheveux de mon amie.

— Déjà, j'ai pas déjeuné, me répond-elle. C'est que de l'alcool. Trop d'émotions, et cette odeur qui m'a soulevé le cœur, ça a tout fait remonter. Je suis un putain de sac à bière.

Je quitte le cabinet en levant les yeux aux ciel. Je passe par la cuisine et trouve un citron pas trop desséché. Il doit tout de même être là au moins depuis l'enterrement de mamie. Tant pis. Je le presse et le ramène à Julie.

— Un grog ? demande-t-elle dans un râle. On soigne le mal par le mal.

— Oui, je mens.

Elle le boit cul sec. Je la traine à la salle de bain du rez-de-chaussée et lui donne une serviette de bain. Dieu merci, on est en lendemain de gueule de bois, pas en pleine beuverie, mon office s'arrêtera donc là, je n'ai pas à lui passer la tête sous l'eau froide.

Pendant sa douche, je fais les fonds de placard de l'entrée et de la chambre de Colette sous les yeux accusateurs de Jesus, cloué au dessus de la tête de lit. Ce que je peux détester les crucifix. Drôle de mise en abîme. Je veux dire, est-on vraiment obligé de les clouer ?

Je trouve des doudounes, des maxi chaussettes, et une seconde paire de sabots beaucoup plus grande que la première, ayant possiblement appartenu à mon grand-père. Ou à un amant, qui sait ? Papi est mort il y a quinze ans, mamie Colette était peut-être une petite coquine ?

Bref, je saute sur Julie dès qu'elle sort de ses ablutions pour une expédition au cimetière.

— Dans ce froid ? me demande-t-elle.

— Attends, tu voulais bien voir la scène de crime ? Un cimetière profané, ça dépasse ta limite ?

— Je ne sais pas... Un peu, oui, je suppose.

Ah bon ? On aura tout vu. Je la laisse se remettre tranquillement à condition qu'elle ranime le feu. Couverte comme si je partais en expédition sur l'Everest, je traverse le terrain enneigé en direction du sous-bois. Je n'ai aucune idée d'où se trouve le cimetière des Arbouillères, ni même s'il en existe un privé sur le domaine des Heures Claires. Je pars du principe que le squelette de Zélie n'a pas du être abandonné bien loin de son point d'origine. Il fallait juste au profanateur un peu d'intimité pour exécuter son méfait.

D'ailleurs, qu'est-ce que ça pouvait bien être ? Pourquoi avoir déterré la pauvre Zélie Debiere-ou-Kashinsky ? Peut-être pour la robe couverte de perles. Mais je ne vois pas bien qui pouvait être au courant qu'elle la portait dans la tombe. Quelqu'un qui aurait vu les photos ?

Je m'arrête dans la neige.

Un cousin ? Un oncle, une tante ? On en revient toujours à ça. Je ne veux pas y croire.

Je commence à geler, et me remets en marche. Une fois au niveau du buisson de ronces dans lequel on a trouvé le squelette de mon ancêtre, je ne sais pas trop quelle piste suivre. Ou plutôt quelle absence de piste, vue que je n'ai jamais suivi de piste de ma vie. Tout a été enneigé, puis emboué, puis piétiné par les flics, puis à nouveau recouvert de neige. Hum. Je sors du bois et décide de longer la clôture.

Je marche ainsi quinze minutes avant d'apercevoir un mur de pierres ancien qui remplace la barrière. Toucherais-je au but ?

Effectivement, une fois à son niveau, bien qu'il soit trop haut pour que je puisse voir ce qu'il cache, quelques croix en fer rouillé m'indiquent que je suis au bon endroit. La clôture reprend après le cimetière. Il s'agit de celui des Arbouillères, il n'est clairement pas situé sur mon terrain.

J'enjambe la clôture en espérant qu'elle ne soit pas électrifiée (ouf ! Elle ne l'est pas !) et cherche l'entrée. La grille est fermée. Les horaires ne sont pas affichés, bien sûr. Le cimetière est ancien, il n'a pas été entretenu depuis des années, on dirait. Pas d'église à côté et les premières maisons sont au moins à un kilomètre à travers champs, à vue de nez. Je décide de rebrousser chemin.

Quelques heures plus tard, après une douche et une argumentation à couteaux tirés avec Julie, nous récupérons les clés du lieu funéraire auprès de la mairie. Visiblement, plus personne ne l'entretient et ils s'en fichent comme d'une guigne. Heureusement que mamie n'est pas enterrée là.


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visuel : Pisanello, Portrait d'une princesse d'Este

La Licorne était borgneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant