16.1 - TU VAS LA FERMER TA GUEULE, SALOPE

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Lorsque je sors du cœur de ville pour descendre vers la place des arbres où je loge, la nuit commence tomber. Un minuscule kebab à néons clignotants jure dans le décor ancien et mignon de Felletin. Tout à fait assortie à cet étonnant tableau, garée juste devant, se trouve la 4L vert d'eau. Ohoh, j'ai retrouvé Rivière. J'enjambe les derniers mètres qui me séparent de la voiture.

À l'intérieur du kebab, je vois le lieutenant, la tête dans les nuages, contemplant vaguement le tableau à néons des menus. Pauvre Rivière. Cette ville est truffée de jolis endroits fabuleux, que fait-il ici ? Soudain, je suis triste pour lui. Je le trouve bien pâle. J'ai envie qu'il mange bien.

Je ne sais pas ce qui me prends, j'entre dans le kebab et me plante devant lui.

— Antoine, lui dis-je en m'étonnant moi-même d'utiliser son prénom, vous ne pouvez pas manger cette merde.

— Hey ! beugle le vendeur de l'autre côté de son comptoir.

Rivière sort de sa torpeur et me regarde comme si j'étais un fantôme. Je réalise qu'avec ma tignasse emmêlée par le vent, couverte de neige, à moitié sortie de mon bonnet, je dois avoir la même allure que le jour où il m'a vue pour la première fois, dans le jardin de mamie, effarée par la découverte d'un squelette. Je jour où il a voulu me coffrer. Il ne dit rien, alors je lui force un peu la main.

— Qu'est-ce que vous faites là ? Ils vont vous servir un mélange de dinde et d'agneau pas très réglementaires. Vous devriez vérifier les dates de péremption.

— Quoi ? balbutie-t-il.

— Après, vous vous sentirez obligé d'appeler les services d'hygiène, parce que vous êtes du genre à bien faire votre travail.

Il me regarde comme une extra-terrestre.

— Hey la pétasse, m'insulte le vendeur. Tu te casses si c'est pour raconter de la merde! Allez ! Va chier ailleurs !

Oh oh oh Monsieur le kebab. je viens de Paris, moi. Je me fais insulter tous les jours. Tu ne sais pas à qui tu as affaire. Je fais comme s'il n'existait pas et continue à m'adresser à Rivière, toujours aussi paumé, bien qu'ayant exprimé physiquement quelque irritation face au vendeur et son discours fort avenant.

— Felletin a plein de restaurants géniaux. J'en ai testé plein. Et puis ce n'est pas une heure pour dîner. Laissez-moi vous donner une bonne adresse.

— Tu vas la fermer ta gueule, salope !

Cette fois, c'est le mot de trop de la part du vendeur. Sans surréaction, Rivière sort sa carte de police et la pose sur le comptoir.

— Vos papiers s'il vous plait, demande-t-il sans hausser le ton. Et ceux du restaurant. Je veux voir votre licence.

Le visage du vendeur de kebab devient aubergine. Il me lance un regard qui en dit long sur son envie de m'assassiner. Il devient d'un coup encore plus violet, sans doute en se retenant de me traiter encore de salope. Ce n'est pas à Paris que ça m'arriverait, ça, de me faire défendre par un flic.

— Vous devriez sortir, me dit gentiment Rivière.

Oui, gentiment. Alors je m'exécute. Ce serait bête de mourir assassinée sous les coups d'un couteau émoussé dans un kebab. Je pourrais rejoindre mes pénates, mais j'attends. Lorsque Rivière sort de là, il fait nuit noire, et il n'a pas acheté de sandwich. Il se plante devant moi.

— Grâce à vous il s'est passé une heure de plus et je n'ai rien avalé depuis ce matin.

— Mais quelle idée, aussi, d'entrer dans ce boui boui alors que juste en face vous avez une jolie petite auberge qui fait un pâté creusois formidable.

Il pointe ladite auberge du menton. Je me retourne. Elle est fermée. Celle qui la jouxte également. Oups.

— J'ai fait le tour de Felletin en voiture, c'est le seul rade d'ouvert aujourd'hui. Je ne sais même pas pourquoi, me dit-il.

— Écoutez, je lui réponds en décidant de prendre la situation à bras le corps, ce n'est pas la porte à côté, mais vous avez une voiture. J'ai repéré un endroit qui a l'air génial à Aubusson. Allons-y tous les deux. Faisons la paix. Je n'ai pas envie de continuer à vous croiser en sentant votre regard réprobateur sur moi.

— Je ne veux pas que vous meniez votre propre enquête.

— Eh bien parlons-en devant des Saint Jacques. Allez.

Je ne sais pas ce qui me prends. Sans doute le ras le bol de n'avoir eu que Madame-Janis-Dubré comme compagnie depuis cinq jours. Peut-être aussi que Sean Connery a titillé un truc dont je n'arrive pas à me débarrasser. Rivière semble prendre son temps pour réfléchir. Je ne comprends pas pourquoi. Il a faim, je propose un restau, et je ne crois pas être de mauvaise compagnie.

— Je suis garé ici, annonce-t-il en montrant sa 4L.

J'éclate de rire. Il faudrait vraiment le vouloir pour passer à côté de cette voiture !

Finalement, dans cette auto sans clim et sans chauffage non plus, emmitouflée dans mes divers tricots, nous roulons jusqu'à Aubusson pour ce dîner improvisé.


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visuel : Vincent Van Gogh, La Nuit étoilée

La Licorne était borgneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant