4 - MON CERVEAU N'ASSIMILE PLUS LES CONCEPTS

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Une semaine plus tard, j'ai une bronchite carabinée et je suis à bout de force. Je fais des cauchemars interminables et terrifiants mettant en scène le squelette et toutes les formes de morts imaginables.

Je me réveille quinze fois par nuit pour me rafraichir, boire de l'eau, ce qui me fait lever encore plus pour aller aux toilettes. Bref, je ne dors plus.

Au bureau, je n'arrive plus à rien, c'est la débandade. Je vois double, François me hurle dessus dès que l'occasion se présente et elle se présente beaucoup. Je refuse toutes les invitations de sortie, même pour tester ce nouveau bar à bières mais sans alcool, je n'ai pas bien compris le concept. Mon cerveau ne processe plus les concepts.

Je passe le week-end à dormir comme une petite vieille, bien au chaud malgré l'appartement situé sous les toits, grâce à une paire d'édredons ancestraux que Colette m'avait donné quand je me suis installée. J'émerge vers 16h, me lève pour me préparer un plateau repas que je déguste au lit —de toute façon l'appartement n'est pas assez grand pour pouvoir faire autrement si je veux aussi regarder la télé— et reste en pyjama étant donné que la nuit tombe à 17h30. Je demeure ainsi dans les limbes jusqu'au lundi matin.

Malheureusement, mon état ne change pas. Je commence à avoir les mêmes cernes que Corinne. Sauf qu'elle a 54 ans et moi 29.

Alors que nous déjeunons tranquillement entre midi et deux au charmant Violette et François avec Julie, elle me sort de but en blanc :

— Ma belle, si tu as besoin d'aide, je ne peux pas le savoir si tu ne demandes pas. Alors demande-moi, je t'en prie. Parce que là tu as la tête de ma grand-mère, je te jure.

— Je suis au courant, merci. J'ai des petits soucis.

— Il va falloir m'expliquer, parce qu'aux dernières nouvelles, t'as un job qui paye un max, t'es propriétaire de ton appartement...

— Au sixième sans ascenseur.

— Paris ça se mérite. Et tu viens d'hériter d'un manoir en plus d'être canon, ce qui m'énerve au plus haut point, crois-moi.

— Je ne suis pas canon.

— Tu... je ne veux pas en entendre parler.

Vraiment, je ne comprends pas Julie. On ne peut pas se faire traiter de poil de carotte et de Fifi Brindacier pendant quinze ans à l'école pour un jour renaître comme une fleur avec une confiance en soi qui écrase tout sur son passage.

— J'ai même pas de mec.

— T'en veux un ?

— Non.

— Le célibat, ça a trop d'avantages.

— Horaires, sorties, choix du menu, poils sur les jambes en hiver. J'achète.

— Et puis on n'a plus besoin de mec depuis que les sex friends fonctionnent avec des piles.

— Qui n'en a pas dans son tiroir ?

— Béa, de la compta.

— Préjugé. C'est pas parce qu'elle est de la compta qu'elle ne s'éclate pas.

— J'y crois pas ! éructe soudain Julie. Tu es en train de noyer le poisson !

Le problème quand on est rousse, c'est qu'on ne peut pas stopper la réaction chimique qui fait rougir notre peau du petit orteil jusqu'à la racine des cheveux.

— Je ne vois pas du tout de quoi tu parles, je mens effrontément.

— Si tu me dis ce qui t'arrive, je te promets que je te dégotes l'autorisation d'une semaine entière de congé pour récupérer.

Je pose ma fourchette dans mon assiette, envahie par le soupçon. Ça fait cinq ans que je travaille dans cette agence et personne n'a jamais réussi à obtenir de telles faveurs. Il faudrait au moins que...

— Oh mon Dieu ! je hurle à travers la grande salle de restaurant. Tu couches avec François Briard !

Julie ne réponds pas tout de suite. je suis sûre qu'elle ménage ses effets.

— Maintenant que tu sais mon secret, tu sais pourquoi j'arriverai à t'aider. C'est un tendre, ce grand François, quand il ne se méfie plus de rien. Un vrai petit poney shetland.

Je ne suis pas sûre que cette image me convienne. On parle de mon patron, là.

— Accouche, me dit-elle.

Alléchée par la perspective des congés, je lui explique tout. Elle engloutit son repas en m'écoutant comme si je lui racontais un épisode de NCIS.

— C'est un meurtre ?

— Un m... Mais non !

— Qu'est-ce que tu en sais ?

Je réfléchis trente secondes. Je n'en sais rien. Ça ne m'est simplement pas passé par la tête. Le squelette avait l'air si... vieux. Et assis. Comme si quelqu'un s'était assis là et était mort de froid. Oh, je n'en peux plus, il faut que je me force à penser à autre chose qu'à des gens morts.

— Ça pourrait très bien être un promeneur égaré à qui il est arrivé un accident, je me rassure à haute voix.

— Ah bon ? Il était habillé comme un promeneur ?

J'essaye de rassembler mes souvenirs. Je ne me souviens de rien de tel. En fait, l'image du squelette que j'ai en tête n'a ni vêtements, ni chaussures. Mais j'étais tellement à côté de la plaque à ce moment là que je ne sais pas si c'est la réalité ou ma raison qui reconstitue les trous de ma mémoire.

— Pourquoi ce serait un meurtre ? Pourquoi dans mon jardin ?

— Dans le jardin de ta grand-mère, plutôt. Il est peut-être là depuis plus longtemps que tu ne crois.

— Ma tante n'avais pas l'air inquiet pour un membre de la famille.

— Elle peut te cacher tout ce qu'elle veut. Tu ne peux pas penser à ce que tu ignores.

Non. Elle m'en aurait parlé. M'en aurait-elle parlé ? Il faut que j'aie une petite conversation avec elle.

— Tu vas y retourner ?

— Où ? Aux Heures Claires ? Bah il va au moins falloir vider la maison si je veux la vendre.

— Tu veux vendre ? Je croyais que tu y tenais comme à la prunelle de tes yeux.

— J'ai trop peur du fantôme de la personne assassinée. Euh, morte.

Merde. La petite graine a été semée dans mon cerveau.

Julie me regarde droit dans les yeux en espérant y déceler quelque chose dont j'ignore visiblement tout. Deux jours plus tard, ma demande de quinze jours de vacances est acceptée. Sacrée Julie. Au moment de quitter mon poste pour ce congé impromptu, elle me glisse une carte dans la main. Celle de son psy.


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visuel : Camille Pissaro - Place du Havre, Paris

La Licorne était borgneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant