13.2 - QU'AIS-JE DONC FAIT AU BON DIEU

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Le lendemain, je m'occupe en découvrant la jolie ville de Felletin. C'est jour de marché, et je m'achète enfin cette paire de bottes en caoutchouc que je me promets depuis l'acquisition du manoir des Heures Claires. Au moins, je n'aurais pas les pieds mouillés la prochaine fois que je découvrirai un cadavre.

Le marché est animé et bien plus agréable que ce que je peux trouver chez moi. Les prix n'ont rien à voir non plus. je me retrouve en possession de jambon blanc issu d'un cochon creusois de souche, d'un saucisson de sanglier, d'un patidou que je ne cuisinerai jamais mais qui sera adorable sur le montant de ma cheminée parisienne obstruée et d'une crêpe chaude cuite au saindoux. Après dégustation, je me promets de ne plus jamais manger quoi que ce soit cuit dans le saindoux.

Je visite l'église et me balade au bord de l'eau. Le petit châtelet couvert d'un manteau blanc qui domine la Creuse donne l'impression de sortir tout droit d'un conte de fées.

À la fin de ma balade, je me demande si Madame Dubré n'a pas mis de la drogue dans mon petit déjeuner tellement je me sens bien. Peut-être que Janis Joplin aurait fini par tenir une maison d'hôte en distribuant discrètement du LSD dans le café, si elle n'était pas morte d'une overdose à vingt sept ans ? Madame Dubré a bien une tête de bab' sur le retour avec son tablier en dentelle trop bien repassé pour être honnête.

Je passe le reste du temps entre la lecture du livre que j'avais emmené, sans espoir puisque je l'ai acheté il y a plus d'un an sans jamais réussir à l'ouvrir, des balades, et la visite de, je suppose, chaque restaurant que compte cette ville. Le petit salon au rez de chaussée du gîte devient mon repère de lectrice. Je me love sans retenue dans les petits canapés en velours rose poudré. Pourquoi me gêner ? Je suis la seule locataire !

Janis, a.k.a Madame Dubré, y fait un feu chaque jour. Elle me fait la conversation chaque fois que nous nous croisons, et je suis désormais au courant que Madame Crozet, qui qu'elle puisse être, a probablement noyé le chat de son voisin parce qu'elle ne supportait plus ses excrements dans son potager. Je vois qu'on ne s'ennuie pas, en Creuse. Et qu'on se fout pas mal aussi des conventions sociales, de l'empathie, et de la loi en général, je suppose.

Je textote pas mal avec Julie, aussi, pour lui raconter à quel point la vie sans la boite et sans François Briard est géniale. Je me garde de lui révéler mes angoisses intérieures comme la question de mon avenir sans salaire si je me fais vraiment virer. Mais ces angoisses ne me travaillent plus tant que ça depuis que je vis dans cette chambre d'hôte hors du temps. Ça fait des lustres que je n'ai pas vraiment profité de mes vacances. Sans devoir absolument profiter d'une plage, d'une boite de nuit, d'un musée, de mon temps pour trier une maison. Des vacances juste pour rien faire.

Le matin du quatrième jour, la vie me rappelle sans ménagement que je ne suis pas là pour rester oisive. Janis m'annonce que je vais avoir de la compagnie. Une autre personne a loué la chambre « rose » (il va sans dire que je loge dans la chambre « bleue »). Je bouquine assez guillerette toute la matinée en espérant voir une nouvelle source de conversation descendre de ses pénates jusque « mon » petit salon en velours et « mon » bon feu. Je me demande si je ne suis pas en train de me prendre pour l'héroïne d'un roman de Jane Austen en vacances chez une amie de la campagne anglaise.

Je me refroidis aussi sec lorsque, après une pause pipi impromptue, je redescends dans mon squat douillet et me retrouve nez à nez avec le lieutenant Rivière.

Qu'ais-je donc fait au bon Dieu ?

Nos regards se croisent. Le sien semble m'exprimer clairement qu'il est en train de se poser la même question que moi.

Avant que nous n'ayons le loisir d'échanger un « bonjour », tout à notre surprise qui se garde bien d'enthousiasme, Janis débarque comme une fleur en minaudant.

— Angèèèèèle ! chantonne-t-elle. Quelle chance de vous trouver ici !

Comme si j'avais été où que ce soit d'autre ces trois derniers jours !

— Vous avez rencontré votre nouvelle compagnie ! continue-t-elle, n'en pouvant plus de joie. C'est si rare d'avoir tant de monde en plein hiver ! Surtout avec ces routes enneigées, les touristes ne sont pas légion.

Elle glousse d'un rire cristallin, apparemment ravie de ne pas passer l'hiver en tête à tête avec Monsieur Dubré. Toujours sans voix, nous la laissons, Rivière et moi, à sa logorrhée.

— Mais je manque à tous mes devoirs ! Angèle, je vous présente Antoine. Antoine, cette petite Angèle nous vient de Paris ! Elle est charmante vous savez !

Bien sûre que je suis charmante ! Je n'ai pas l'air charmante ? Soudain, je réalise. Antoine. Uhuh, je me gausse intérieurement. Rivière me lance un regard circonspect. J'essaie pourtant de me contenir. Je ne sais pas, il avait plutôt une tête de... Édouard. Ou de Léonard. Oui, une bonne tête de Léonard. Je me rends alors compte avec effroi que je n'ai jamais essayé de deviner le prénom de Rivière. Peut-être parce qu'il a voulu me coffrer.

— Enchantée Antoine, je suis Angèle, lui dis-je avec innocence en lui tendant la main.

Il me regarde de travers avant de se décider à me serrer la main en retour.

— C'est bon, Mademoiselle Kashinsky, pas la peine de jouer la comédie, vous vous croyez dans un film, ou quoi ?

Janis sursaute. Rivière vient de casser tous ses efforts d'entremetteuse. Fichtre.


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visuel : Claude Monet, Vallée de la Creuse, ciel gris

La Licorne était borgneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant