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Je commence donc par inspecter les stalles sculptées directement à ma gauche. Un sphinx ailé à queue de poisson trône sur des arabesques de dentelle boisée. Plus bas, un lion, un enfant couvert d'écailles, un ange, une femme dissimulée par un voile, un démon espiègle, des vignes montant en spirales le long d'une colonne et surmontée de dizaines d'oiseaux tous différents. Des aigles, des faucons, des lions encore, des griffons, des capricornes, des tritons et des mascarons à ne plus les distinguer les uns des autres composent ces dizaines de stalles interminables, du sol au plafond.

Je vois Ambroise inspecter les boiseries de son côté et ne rien trouver non plus. Peut-être devrions-nous plutôt nous concentrer sur les détails ? J'ai déjà croisé quelques chiens, dont deux, immenses, cernant l'entrée de la nef.

Je m'en rapproche et les regarde tous deux de plus près. Ils sont d'un réalisme à couper le souffle. Leur socle à chacun représente des arbres, des vignes et de petits animaux tenant compagnie à un angelot qui m'a tout l'air d'être sous l'emprise de la boisson.

Sur le pilier de gauche, tout en bas, je discerne une tête de chien qui grogne. Je n'y ai pas prêté attention lors de mon premier passage car je cherche le chien qui bave. Il y a d'autres têtes de chien, sous les piliers entre chaque siège des stalles, toutes empruntes de colère. Celui ci regarde la sculpture dominante en grognant. Celle ci est abimée. Les détails entre sa gueule et son cou ont quasiment tous disparus. Et s'il avait bavé ?

Je vais inspecter son jumeaux de l'autre côté de l'arche d'entrée. Lui aussi adopte une posture digne. En revanche, son corps a moins subi l'usure du temps. Ce que je prends dans un premier temps pour des poils au cou est en réalité trop isolé pour vraiment représenter la toison de l'animal. Dans une gueule entrouverte mais peu menaçante, les stries partent de ses babines jusqu'à son col. Est-ce que j'aurais trouvé le bon chien ?

Je le regarde sous toutes les coutures. Je n'ose pas y toucher, de peur d'attirer l'attention du personnel. L'endroit est si petit que rien ne peut passer inaperçu. Il ne devait pas y avoir de dispositif touristique à l'époque de Zélie.

Je regarde furtivement Ambroise à l'autre bout de la salle. Lui ne se prive pas et est en train de tater les deux lions sous toutes les coutures. D'une part, je note pour moi même qu'il est en train de réviser son jugement quant au fait que ce soient des lions, d'autre part, que personne ne vient lui interdire de faire ce qui me parait pourtant irrespectueux et susceptible d'abimer la sculpture. Mais les personnes en charge de l'entrée presque gratuite mais pas tout à fait semble n'en avoir cure.

Je me mets donc à palper mon chien.

Imbibée de films d'aventure et de séries américaines à la Sydney Fox, je cherche frénétiquement ce qui pourrait faire office de mécanisme. J'enfonce mes pouces dans les yeux du chien, dans ses oreilles, dans la boucle de son collier, j'appuie sur chacune de ses dents, vais chercher ce qui se trouve derrière ses pattes, et même ce que se situe entre elles et le blason qu'il porte fièrement du bout des griffes.

Rien.

Ambroise n'en mène pas plus large. Il vient de monter sur un des sièges pour observer de plus près un des mascarons.

Je me tourne vers l'autre gardien de l'arche. Il ne semble pas avoir la bave aux lèvre, mais je me rends compte que je me suis fourvoyée. Celui ci se tient assis sur une stèle avec un autre angelot qui danse au milieu des vignes en compagnie d'un escargot qui mange gentiment une feuille de vigne, d'un magnifique oiseau houpé et... du fameux chien qui grogne. Dans la mesure où ils sont sur le même montant, la comparaison est possible, n'est-ce pas ? Je ne suis pas très douée pour les énigmes, surtout les tordues comme Zélie semble avoir eu l'art de les élaborer. Mais sur la même sculpture, j'ai un chien qui grogne et mord le début de l'arabesque florale qui enlace le motif, et un autre chien, qui pourrait avoir de la bave usée disparue avec le temps.

Je recommence mon manège sur ma nouvelle proie, a.k.a. le chien de gauche. J'enfonce les yeux, les oreilles, puis les dents. La cinquième dent en partant de la droite s'enfonce. Je n'y crois pas ! Je suis Sydney Fox l'aventurière ! Pas une héroïne de série des années quatre-vingt-dix tombée dans l'oubli, mais une chasseuse de trésor qui fait le tour du monde ! Enfin, je vais dans le Limousin, c'est déjà pas mal.

Un bruit résonne dans toute l'église, comme un coup de marteau. Cette fois ci, la personne cantonnée à l'accueil se lève pour venir jeter un œil. Ambroise saute du siège sur lequel il se tient, contourne la balustrade de la stalle et, en deux secondes, se retrouve sur le pavé frais comme un gardon. Une expression qui lui va comme un gant, au passage.

— Que se passe-t-il ? demande l'hôtesse. Quelque chose est tombé ?

— Non, je m'empresse de répondre.

Elle note qu'Ambroise a le souffle court.

— Qu'avez-vous fait ?

— Rien ! répond-il avec un de ses sourires enjôleurs parfaits.

Elle commence à y croire. Je trouve ça exagéré de la part d'une personne qui ne s'est pas rendu compte du cirque qui se déroulait dans son dos il y a une minute à peine.

Soudain, le bruit de marteau recommence. Nous sursautons toutes les deux, pendant qu'Ambroise a l'œil qui commence à briller. Il se précipite vers moi.

— Vous avez trouvé !

— Trouvé quoi ? commence à paniquer la chargée d'accueil.

— Qu'est-ce que c'est ? demande-t-il avec avidité en ignorant superbement la question de la jeune femme dans son dos. Un mécanisme ? Une trappe ? Un tiroir ?

Je le laisse s'approcher du chien en bois.

Il n'a même pas le temps de poser la main sur l'animal qu'un bruit assourdissant envahi la minuscule nef. L'hôtesse hurle de peur, pendant que je rougis jusqu'aux oreilles pour avoir provoqué tel raffut dans un lieu de recueillement, dans lequel nous sommes d'ailleurs les seuls visiteurs.

Ambroise éclate de rire.

— Un mécanisme ! s'exclame-t-il. Comment Zélie Kashinsky a-t-elle pu en découvrir l'existence ? Cette femme est décidément pleine de ressources !

— Qui est Zélie Kashinsky ? hurle la femme en charge du lieu. Elle va avoir affaire à la police, c'est moi qui vous le dit !

Alors qu'elle s'apprête à retourner à son bureau, Ambroise se précipite vers elle et recommence son numéro de charme.

— Chère Madame. Ne vous emballez pas. Nous vérifions une théorie.

— Je m'en fiche !

Le bruit s'arrête d'un coup. Nous fixons tous les trois le chien, presque sans respirer. Nous regardons, médusés, sa langue sortir peu à peu toute seule de sa gueule. Un objet est posé dessus.

Notre empêcheuse de tourner en rond ne pourrait pas décrocher plus sa mâchoire qu'elle ne le fait actuellement. Ambroise en profite pour se déplacer d'un bon, saisir ce qui est posé sur la langue de bois, me prendre la main et s'enfuir par la grande porte.

La Licorne était borgneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant