19.1 - UN FABULEUX REGARD DE MERLAN FRIT

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— Depuis combien de temps tu trimballes cette chose encombrante ? me demande Antoine lorsque je lui montre la robe de Zélie, le lendemain.

J'avoue l'accrocher à l'extérieur de ma fenêtre pendant la nuit pour m'épargner son odeur. Antoine, lui, ne semble pas gêné le moins du monde. La force de l'habitude, je suppose. Je l'ai rentrée pour l'occasion et l'ai étalée au sol en tentant d'imiter la façon dont le docteur Massi l'a assemblée à la Cité Internationale de la tapisserie. Ça aurait été plus pratique de la mettre sur le lit, mais je ne veux pas salir mes draps.

Antoine a eu ce petit regard stupéfait lorsqu'il m'a ouvert la porte de sa chambre quand je suis venue le solliciter ce matin. Le regard qui se situe entre l'inattendu et l'espoir d'obtenir une friandise. Mais j'avais autre chose en tête. Et il ne semble pas me tenir rigueur de ne pas avoir souhaité jouer les prolongations hier soir. Tant mieux, il aurait perdu tout intérêt à mes yeux.

— Voilà tu as les mêmes éléments que moi, maintenant. Tu vois, il y a plein de fils décousus partout où se situaient les perles, exactement comme on peut le voir sur la photo de Zélie. Tout a été décousu.

Antoine reste interdit devant le triste spectacle du singe, du chien et de la licorne.

— Tout ça n'a pas de sens. Pourquoi avoir abandonné la robe au risque qu'elle soit découverte, et s'être emparé des perles, tout en poursuivant en réalité une collection de diamants ?

— Je me pose la question depuis le début. Enfin, pas des diamants, étant donné que j'en ignorais l'existence, mais pourquoi avoir abandonné la robe et le corps dans le sous bois ? Ça aurait été plus discret au cimetière, non ? Et si ton voleur avait simplement replacé le corps dans le caveau, personne ne se serait aperçu de rien.

— Pourtant, je suis certain que l'important, c'est la robe.

Il enfile le manteau qu'il portait sous le bras jusque là.

— Je vais interroger moi-même ton fabricant.

Je me précipite sur la robe pour la ranger.

— Je viens avec toi !

Antoine s'arrête sur le pas de ma porte, interloqué.

— Comment ça ?

— Eh bien je t'accompagne, dis-je en continuant de fourrer la tapisserie dans sa housse. Après tout, j'y suis déjà allé, je les connais, et...

— Angèle, m'interpelle-t-il d'un ton on ne peut plus sérieux, nous avions convenu que tu arrêterait d'enquêter de ton côté.

— Mais je n'enquête pas de mon côté, j'objecte en chaussant mes bottes en caoutchouc. Je serai juste avec toi.

— C'est hors de question.

Sur ces mots, il quitte ma chambre et claque la porte. Je le file au train en me précipitant dans la cage d'escalier. J'essaie de tenir le rythme pendant qu'il revêt son feutre et son écharpe. Je sens qu'il perd patience.

— Que crois-tu qu'il se passe, Angèle ? Je travaille, là. Tu n'es pas de la police. Tu ne m'accompagnes pas.

— Je serai discrète.

Il m'enlève mon bonnet et mon écharpe et les raccroche au porte manteau. Là dessus, Janis débarque de sa cuisine avec un sourire jusqu'aux oreilles.

— Ooooh Bonjour ! roucoule-t-elle. Comment vous portez-vous ce matin ?

— Très bien, Madame Dubré, je réponds en récupérant mes affaires.

— La soirée était si fraîche, n'est-ce pas ? Il a recommencé à neiger cette nuit.

Zut, Antoine en a profité pour filer.

— C'est incroyable ! je réponds avant de me précipiter aux trousses de mon camarade. Bonne journée Madame Dubré !

Je cours vers la 4L tout en me rappelant que je n'ai aucune chance de me faufiler sur le siège passager d'une voiture dépourvue d'ouverture centralisée. Je commence à comprendre pourquoi le lieutenant s'encombre de cette relique. Il faudra juste m'expliquer un jour pourquoi cette couleur vert d'eau.

Lorsque j'arrive à hauteur de l'auto, je trouve Rivière planté devant sa portière, l'air dubitatif. Les flocons commencent à recouvrir son manteau de laine. Je contourne la 4L pour le rejoindre. La route est couverte de plus de dix centimètres de neige. On voit ça et là des traces de verglas. Antoine est figé là, tenant ses clés dans sa main gantée. Il lève vers moi un regard contrarié.

— La serrure est grippée.

J'éclate de rire. Il fronce encore plus les sourcils. J'imagine que ma réaction n'a rien de très drôle lorsqu'on est dans sa situation. Je lui tends un briquet pour dégeler la serrure.

— Non merci, dit-il en repoussant mon offre d'une main. Allons-y à pied.

Ai-je bien entendu ? Je lui emboite le pas sans moufeter, trop heureuse de rejoindre l'équipe. Je suis certaine que je serai très utile au lieutenant à la Maison Pinton.


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Visuel : Marie Laurencin, Femmes à la colombe

La Licorne était borgneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant