2.1 - IL Y A UN CADAVRE DANS MON JARDIN

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Je suis tétanisée malgré l'envie viscérale de m'enfuir. Je n'arrive pas non plus à m'approcher pour comprendre ce qu'un squelette complet peut bien faire ici, tranquillement assis contre un bouleau mort. Il a été recouvert par tout un amas de plantes. C'est pour ça que ce buisson était bizarre. Il n'avait rien de naturel. Qu'est-ce que ça fait là ? Depuis combien de temps est-ce ici ? Depuis combien de temps mamie Colette n'a-t-elle pas fait le tour de sa propriété, nom d'une pipe ? Pourquoi ça tombe sur moi ?

Je me ressaisis tant bien que mal et me souviens que je suis partie avec mon téléphone portable. J'ai complètement oublié le chronomètre. Par je ne sais quel miracle, j'ai du réseau, alors que parfois je ne capte pas dans mon propre salon.

— Commissariat de Limoges, annonce la voix au téléphone.

Tout ça me paraît irréel.

— Il y a un cadavre dans mon jardin, arrivé-je à articuler d'une voix rauque.

Mon Dieu, mais d'où sort-elle ? Comment est-ce que j'arrive à faire tout ça ? J'ai l'impression que mon esprit est en train de flotter au dessus de ma tête.

— Un cadavre ? ricane la voix, qui semble être celle d'un jeune homme, au téléphone.

— Arrêtez de rigoler ! hurlé-je, complètement effarée. Je suis au Manoir des Heures Claires, dans la commune des Arbouillères ! Je n'ai pas l'adresse exacte, je suis chez ma grand-mère, je suis seule  et il y a un putain de cadavre dans mon jardin !

— A... attendez un instant Madame, bredouille l'agent de sécurité, je vous passe le service approprié.

J'attends un temps qui me paraît interminable, les yeux fixés sur le squelette qui dépasse des ronces. Il devait être recouvert de neige, et ce durant plusieurs semaines. Il pourrait être là depuis des mois. Bon Dieu.

On me passe enfin une responsable. Elle promet de m'envoyer du monde et m'ordonne de rentrer chez moi pour accueillir son équipe. J'obéis comme un zombie. Une grosse heure plus tard, un type qui se présente comme le lieutenant Rivière sonne à ma porte avec une collègue répondant au doux nom de Bougival.

C'est à côté de chez moi, ça, Bougival. Qu'est-ce qu'elle fait dans le Limousin ? Et puis comment peut-on bien se prénommer quand on porte un tel nom et qu'on est flic ? Lolita Bougival ? Lilly Rose Bougival ? Je ris intérieurement, complètement déconnectée de la réalité. Je crois que mon cerveau a besoin d'une pause. Inspirée par le physique patibulaire et sportif du lieutenant, j'opte in petto pour Jacqueline Bougival.

Le lieutenant Rivière, lui, me demande où se trouve le corps. Je le toise, le regard vide, le temps de comprendre à qui je m'adresse. Bonnet bleu vissé sur le crâne avec quelques mèches folles qui en sortent, manteau de laine bleu lui donnant une silhouette austère, regard dur du type blessé par la vie. Sans doute un ancien beau gosse qui s'est égaré dans la police au cours de ses études de droits pour devenir avocat de droit européen. Rien de bien sérieux à considérer. Lui et sa collègue correspondent parfaitement à ce qu'on attend d'un duo de flics limougeaud.

— Mademoiselle, répète le lieutenant Rivière. Où avez-vous vu le corps ?

Je reviens à moi dans un sursaut.

— Le squelette, je réponds, toujours de cette étrange voix d'outre tombe.

— Pardon ?

— C'est un squelette. Pas un corps.

— On m'a parlé d'un cadavre.

— Vous allez bien Madame ? rétorque peut-être-Jacqueline. Souhaitez-vous que nous appelions un service médical ? Vous avez une voiture pour vous rendre à l'hôpital ? On peut vous déposer quelque part ?

Je la regarde comme si elle était complètement folle. Je me rends alors compte que c'est elle qui me toise comme si c'était moi, la démente.

— Il ne reste plus que les os, dis-je au lieutenant Rivière en décidant d'ignorer l'indiscrète Jacqueline. C'est un squelette. Il est dans le sous bois, à dix minutes de marche. Je peux vous y emmener si vous voulez.

Pourquoi, mais pourquoi j'ai proposé ça ? Rivière acquiesce, je suis bonne pour rechausser les sabots de mamie.

Sur place, à la lumière des lampes torches trouvées dans le placard de l'entrée, je leur indique la direction depuis le chemin de boue en bord de propriété. Je ne veux pas y retourner. Il n'ont pas plus besoin de moi de toute façon. Je les regarde repousser les branches nues de leurs mains gantées. Jacqueline a des gants de laine jaunes et bleus à pompon rouge. C'est réglementaire, ça ?

Ils font un boucan d'enfer en progressant jusqu'au corps, comme dirait Rivière, puis, j'entends un « merde » sortir de la bouche de Jacqueline. Le lieutenant lui demande de sortir son téléphone pour prendre des photos, mais celle-ci semble avoir un vieux modèle sans flash. Il tire son Iphone de sa poche en râlant et mitraille le lieu.

Quelques minutes plus tard, il ressort de la forêt en aboyant dans son mobile rutilant :

—Un putain de squelette capitaine ! Oui ! Non, on dirait qu'il est là depuis des années. Ok. Ok.

Il raccroche et me fixe comme si j'étais son suspect numéro un.


———

visuel : Utagawa Kuniyoshi, Mitsukuni défie le spectre squelette invoqué par la princesse Takiyasha

La Licorne était borgneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant