Lorsque je franchis le seuil de la fabrique de tapisserie, Arsène Lupin, fidèle a son poste, relève la tête de son bureau pour me souhaiter la bienvenue.
— Que puis-je pour vous, Mademoiselle Kashinsky ?
Je ne suis pas peu fière qu'il aie retenu mon nom. Quelque chose me dit que son zèle à me donner de l'importance vient surtout du fait qu'il devait jouer à Candy Crush discrètement pendant ses heures de boulot. En attendant, je peux le remercier, Antoine semble impressionné de mon entrée fracassante dans l'atelier. Ou exaspéré, j'ai du mal à cerner ses expressions. Moi qui le prenais pour un flic bourru de province...
— Eh bien Monsieur...
Je me retiens de l'appeler Lupin. Je me rends compte que je n'ai pas sa classe en n'ayant pas pensé à demander son nom hier. Cette fois, c'est certain, Antoine est en train de se gausser dans mon dos. Je l'entends, le fourbe.
— Police, m'interrompt-il en posant une fois de plus sa carte sur le comptoir.
Le jeune homme sursaute comme si on le prenait la main dans le sac. Il est peut-être trop propre sur lui, finalement. Toute cette politesse cache sans doute un sombre secret. Cependant, il ne se démonte pas et fait face aux forces de l'ordre.
— En quoi puis-je vous aider ?
— J'ai besoin de poser quelques questions à Madame Cacheton, à propos de l'objet que lui a montré Mademoiselle Kashinsky ici présente, hier.
— Dois-je prévenir mon patron ? Avez vous un mandat de perquisition ?
Rivière se retient très clairement de hurler mais garde son sang froid tout en assassinant du regard le jeune Arsène.
— Vous regardez trop la télé, le bat-il froid. Le mandat de perquisition n'existe pas en France.
Ah bon ? On en apprend tous les jours. Moi aussi je regarde trop la télé.
— Vous pouvez appeler votre patron si vous le souhaitez. Mais il s'agit d'une visite amicale, votre employeur n'est pas inquiété. Je souhaite simplement bénéficier de l'expertise de Madame Cacheton à propos d'une tapisserie qu'elle a déjà examinée.
— Examinée, j'objecte, c'est un bien grand m...
Il m'assène un coup de coude dans les côtes que j'apprécie moyennement. Mais au moins le message passe. Rivière utilise exactement les mêmes techniques d'infiltration que moi. À savoir le culot et le mensonge éhonté. Sauf pour le mandat, je suppose. Enfin, il faudrait tout de même que je vérifie.
— Madame Cacheton n'est pas là aujourd'hui, répond l'hôte d'accueil en pinçant sa moustache. J'appelle Monsieur Granier.
— Votre patron ?
— Oui, réponds le jeune homme, de plus en plus pincé.
De mon côté, un petit frisson me parcours le corps. Je ne sais pas pourquoi, mais à l'annonce dudit Monsieur Granier, j'imagine apparaitre mon interlocuteur érudit d'avant-hier, le bien nommé Sean, dont le sex appeal est resté bien malgré moi dans un coin de ma tête. Je m'en veux un peu d'être si émoustillée par ce que mes amies qualifieraient d'un vieux tout en étant courtisée par un jeune et pas vilain officier de police. Que j'accompagne, qui plus est. Mais il y a des gens comme ça, dont l'attirance est inévitable. À moins que je ne m'en persuade pour justifier mon attitude inqualifiable de presque trentenaire courant deux lièvres à la fois. Bien qu'un des lièvres ignore tout de mon intention, pour le moment.
Arsène Lupin passe un coup de fil si discret que je n'en entends pas la teneur. Nous attendons quelques minutes dans une ambiance exécrable. Antoine a revêtu sa panoplie mentale de flic avec visage patibulaire à l'appui et me tient donc à une saine distance de lui.
Un homme d'âge mûr débarque enfin du long couloir blanc que j'ai emprunté la veille. Grand, bien bâti, moustache imposante et nez rougi par le froid ou l'alcool, je ne saurais le déterminer. Il porte une veste en velours bordeaux qui le vieillit passablement. Quelle déception. Ce n'est pas la personne que je m'attendais à voir.
Il nous invite à le suivre dans son bureau. Je suis surprise que Rivière ne m'ordonne pas de rester dans le hall. Arrivés dans la vaste pièce vitrée dans laquelle trône un bureau en acajou en totale contradiction avec le décor design, nous nous asseyons dans les mêmes fauteuils gratte-poil qu'à l'accueil. Rivière rassure tout de suite le gérant avant d'entrer dans le vif du sujet.
— Monsieur Granier, nous sommes en possession d'une pièce de tapisserie très spéciale, que Mademoiselle Kashinsky ici présente est venue faire expertiser par votre employée, Madame Cacheton, hier dans l'après-midi.
Le directeur consulte dans le même temps son agenda électronique avant de marmonner dans sa moustache.
— Oui, effectivement.
— Madame Cacheton n'en a rien laissé paraître, mais a-t-elle donné des informations sur cette robe à d'autres personnes ? Nous soupçonnons un complot d'envergure autour du dessin d'origine de cette robe.
— Vous soupçonnez mon employée de complicité ?
— Je veux savoir d'une part si quelqu'un, à priori un homme, qui pourrait se présenter comme un courtier, vous a demandé des renseignement sur une pièce représentant un singe, un chien et une licorne dans un motif mille fleurs. D'autre part, j'ai besoin de savoir si l'un de vos employés lui a donné des informations, et auquel cas, lesquelles ?
Le vieux Granier décroche son téléphone et demande à Edith de se présenter dans son bureau. Dans la minute qui suit, la mère Cacheton débarque à bout de souffle.
— Bonjour, expire-t-elle.
— Bonjour Madame Cacheton, je réponds comme une bonne élève.
Antoine ne cache pas son mécontentement.
— Votre employé d'accueil nous a assuré que Madame Cacheton était absente aujourd'hui, maugrée-t-il.
— Il faut l'excuser, marmonne le vieux Granier. Ce sont les consignes. Hubert respecte la confidentialité de mise dans notre Maison. Il en découle la confidentialité de l'emploi du temps de nos employés.
Hubert-Arsène est donc lui aussi un fieffé petit menteur. Si je me fiait à mon instinct, je dirais qu'aucune personne présente dans cette pièce n'a dit la vérité à qui que ce soit. Dans ce cas, la mère Cacheton a refilé le carton d'origine de la robe à mon voleur, Antoine m'utilise pour résoudre son enquête, ou pour ne pas finir seul cette nuit, cochez la bonne case, et pépé Granier est en fait le cerveau de toute l'histoire. Mais je crois avoir déjà noté que je ne ferais pas un bon James Bond.
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visuel : Marie Laurencin, Femmes à la colombe
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La Licorne était borgne
Misteri / ThrillerAprès la découverte d'un squelette dans le jardin de sa grand-mère, Angèle se lance à la poursuite du mystère qui hante sa famille, sur la piste de perles précieuses, d'une veuve noire et d'une licorne biscornue. Cette histoire est terminée. Une sui...